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ABANDONNÉE

rendre à sa famille, et je ne serais pas troublée par ces remords qui me conduiront au tombeau !…

Marcello s’était affaissé sur ses oreillers, cette longue confession l’avait brisé. L’approche de la mort l’affolait aussi ; il se sentait bien malade, et il avait peur de l’au-delà. Aussi, lorsque sa femme, se reprenant à la prostration qui l’avait jetée sur son siège, se rapprocha de lui et lui eut dit :

— Achève ton œuvre bien tardive de réparation, Marcello, nomme-moi les parents de l’enfant !

— Je ne les connais pas !… lui répondit-il.

Puis il ajouta d’une voix faible :

— Fais chercher le prêtre.

Juana eut un éclair de joie en ses yeux sombres. Elle courut à la fenêtre, et appelant Zénia qui, parée du collier et de la couronne de pâquerettes, se regardait complaisamment, dans un petit miroir, elle lui dit d’aller à la ville prévenir un prêtre qu’un mourant le désirait.

— Est-ce que le maître va mourir, Madame ? s’écria la fillette, une épouvante dans le regard.

— Oui.

Zénia arracha vivement sa parure de fleurs qui la faisait si jolie, la jeta dans l’herbe, puis elle disparut en courant.

Une demi-heure plus tard, l’homme de Dieu remplaçait Juana près de la couche, et Marcello se déchargeait de tout ce qui bourrelait sa conscience depuis tant d’années.

Quelques instants après, il mourait, la main dans celle de sa femme, plein de résignation et de repentir, après avoir demandé pardon à cette compagne de sa triste existence qu’il avait torturée tout en l’aimant.

Les simples funérailles accomplies, Juana quitta le petit cimetière où elle laissait dans une terre étrangère ce Marcello, tant chéri jadis que ses yeux désolés avaient encore trouvé des larmes pour le pleurer, malgré tout. Elle revint avec Zénia et Carlo dans la roulotte qu’elle allait bientôt abandonner pour entreprendre sa tâche de réparation.

— Qu’allons-nous devenir, Madame ? demanda tristement la fillette.

— Le saltimbanque qui m’achète la roulotte et tout le matériel m’a promis de vous engager, répondit la veuve ; c’est un brave homme, qui vit en famille, vous serez heureux chez lui. Il doit venir me voir cette après-midi afin de régler notre marché, et il vous fera ses conditions.

— Nous vous regretterons, maîtresse ! gémit Carlo.

— Oh ! oui, vous êtes si bonne ! dit à son tour Zénia.

Juana les embrassa affectueusement, tout attristée aussi de s’en séparer. Elle doubla les gages qu’elle leur devait, et les présenta à leur nouveau maître.

C’était, en effet, un homme bon et probe, et, la jeune femme éprouva moins de regrets en se séparant de ces enfants à qui elle s’était attachée.

— Nous ne vous oublierons pas, lui disaient-ils en la quittant, nous penserons souvent à vous !

— Ma pensée vous suivra également pendant ces voyages à travers le monde, mes chers enfants !

— Qui sait, Madame, nous nous reverrons peut-être un jour ? dit Zénia.

La veuve de Marcello secoua négativement la tête.

— Dans la maison où je me retirerai, on est mort au monde ! murmura-t-elle.

*

Quelques jours plus tard, sous ses grands voiles de deuil, Juana arrivait à Kerentrech, et se faisait conduire à l’auberge, afin de s’enquérir adroitement de la petite abandonnée.

Après un repas léger qu’elle prit à la hâte, sans trop savoir ce que l’on plaçait devant elle, tant son inquiétude était extrême, elle jeta les yeux sur un journal qui se trouvait à proximité. Le hasard la servait. Un fait divers de ce numéro relatait l’abandon d’un enfant nouveau-né dans une ville du Midi. Elle ne put s’empêcher de pousser une exclamation qui attira l’attention de l’hôtesse, une grosse femme l’air bon, qui portait la petite coiffe de mousseline sur des cheveux d’un gris argent.

— Encore un assassinat, Madame ?

— Non, fit Juana, c’est un pauvre petit être qui, à peine né, a été abandonné sur la rue.

— Une malheureuse mère sans doute qui, ne pouvant nourrir l’enfant, l’a jeté à la pitié des passants ; elle a encore mieux fait que de le tuer.

Un silence se fit, que la jeune veuve ne savait comment rompre pour renouer la conversation. Elle craignait tant de se trahir !

Ce fut l’hôtelière qui la reprit.

— Un fait à peu près semblable s’est passé non loin d’ici, il y a quelques mois, dit-elle.

Et, devant l’air attentif de Juana dont le cœur battait à se briser, elle continua.

— Une petite fille de huit à neuf ans fut trouvée au carrefour des Quatre-Chemins, par Mme Kerlan, la femme d’un contremaître du chantier de Caudan. On n’a jamais su par qui elle avait été abandonnée, parce qu’elle ne voulut pas parler.

— Et qu’est-elle devenue ? interrogea la pauvre femme, parvenant à dominer son immense émotion.

— Des dames nobles et riches, Mlles de Montscorff, qui habitent une propriété près de Cléguer, l’avaient adoptée, mais son père s’est retrouvé, et il va l’emmener à Bayonne quand elle aura fait sa première Communion.

— C’est heureux !

Ce fut tout ce que put balbutier Juana.

Le père de Mireille !

Elle allait se trouver en présence du père de l’enfant !

Tant qu’elle avait cru pouvoir la rendre à ses parents, elle espérait obtenir son pardon par son action même, mais maintenant ! Et c’est à peine si elle écouta l’hôtesse qui avait repris :

— Oui, une note envoyée à un journal a mis ce monsieur, un noble très riche aussi, sur la trace de sa fille, et maintenant elle va reprendre sa place auprès de lui.

Juana s’était levée ; elle n’avait plus qu’un désir : aller vers Cléguer, et essayer de voir sa Bianca tant aimée. La revoir, l’embrasser avant