Page:Joubert - Pensées 1850 t1.djvu/85

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ce qui s’offrit à sa réflexion ou à son regard. Il jeta sur toutes choses les vives lumières d’un esprit à la fois scintillant et profond ; mais là s’arrêta son action. Peut-être le livre qu’il méditait était-il impossible à ses efforts ; peut-être cet élan de tous les moments vers une perfection idéale et suprême avait-il porté sa pensée si haut, qu’il ne pouvait plus descendre aux pratiques du métier littéraire. Il y a, en effet, dans les livres une pâte, si je puis dire, vulgaire ct sans saveur, qui sert de lien aux idées de l’écrivain, un métal plus ou moins précieux où s’enchâssent les diamants et les perles. Lui, dédaignait de s’en servir, et je crois qu’à force de dédain, il s’en était rendu l’usage impossible. « J’ai voulu me passer des « mots », disait-il, « les mots se vengent par la difficulté. » Cela était vrai, en un certain sens du moins, vrai pour ces mots, sans valeur propre .avec lesquels l’écrivain s’amuse, en attendant l’idée, ou s’occupe à cimenter les blocs de son édifice. Quant à ceux qui tiennent la pensée enfermée en leur sein, on verra s’il savait l’en faire jaillir, s’ils étaient soumis à la voix du maître t

Cependant je les recueillais un à un, ces mots précieux qu’il s’était contenté de jeter sur le papier, comme pour les faire rouler à loisir, les mirer à l’entour et voir briller leurs feux ; je les reportais sur des feuillets égaux, immense jeu de cartes auquel j’essayais, en tâtonnant, de donner un classement méthodique ; je cherchais parmi les redites la version la plus heureuse ; je rapprochais les membres souvent épars d’une pensée que le premier jet n’avait pas fournie tout entière ; je contrôlais l’une par l’autre les assertions contradictoires, m’efforcant de démêler celle qui, conforme au génie de l’auteur, devait