Page:Jouffret - De Hugo à Mistral, 1902.djvu/63

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malais, des légendes polynésiennes et franchissant même les races humaines, il a pénétré dans l’âme obscure des races animales, et dit les songes des éléphants, des jaguars et des panthères. C’est le plus grand des animaliers et le plus coloré des paysagistes.

Trois caractères distinguent ce genre de poésie, l’union de l’art et de la science, l’objectivité et le pessimisme. Il me suffira de les marquer brièvement.

1° Voici d’abord ce que déclare Leconte de l’Isle dans sa Préface des Poèmes antiques.

« L’art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l’intelligence, doivent tendre à s’unir étroitement, si ce n’est à se confondre. L’un a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure ; l’autre en a été l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse. Mais l’art a perdu cette spontanéité intuitive, ou plutôt il l’a épuisée ; c’est à la science de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres.»

Ainsi Leconte de l’Isle va de la science à l’art, de l’idée à l’image, de la théorie abstraite à la vision poétique. Ceux d’entre vous. Messieurs, qui douteraient de la légitimité de ce procédé sont priés de se reporter à l’intéressante étude que M. Paul Bourget a consacrée à Leconte de l’Isle dans ses Essais de psychologie contemporaine. Le seul danger que je trouve pour ma part à cette conception, c’est qu’à force d’être scientifique, la poésie finira par cesser d’être poétique. Mais passons.

2° Puisque cette poésie est scientifique, il faut que, comme la science, elle soit objective. Et il n’y a pas en effet de poète plus objectif que Leconte de l’Isle. Vous serez déçus si vous attendez de lui des confidences comme celles que Lamartine prodigue si volontiers à ses lecteurs. C’est en vain même que vous chercherez dans son œuvre des traces de sa vie privée ou de sa vie sentimentale.