Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/21

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il sera bien difficile d’accomplir ces travaux pleins d’insomnies. L’abîme que tu vois à ta droite, infortuné, tu vas le porter dans tes œuvres ! » Voilà ce qu’avait deviné, avant que Jules Janin l’eût écrit, la mère de Gigoux. Aussi lorsque le peintre parlait de sa mère, pour laquelle il professa toujours la vénération la plus profonde, les expressions lui manquaient, et volontiers il citait le mot heureux de son compatriote Victor Hugo : « Ma mère... était ma mère ! »

A peine adolescent, le fils du forgeron se recueillit et décida qu’il serait peintre. Le voisinage d’une artiste qui a joui plus tard d’une assez grande réputation, Mlle de Fauveau, a certainement aidé Jean Gigoux à caresser son rêve avec plus d’ardeur. Comment s’y prit notre peintre ? Lui-même ne le savait plus, mais il avait obtenu d’être présenté à Mlle de Fauveau.


Je n’avais guère plus de treize ans, dit-il, quand eut lieu cette présentation. Jamais auparavant je n’avais approché personne s’occupant de peinture ou-de dessin. C’était l’époque où Walter Scott jouissait de sa grande vogue. Ses romans très lus, exaltaient nos jeunes têtes. Mlle de Fauveau était certainement la plus aimable personne de Besançon.


Si Mlle de Fauveau fut la première à parler des maîtres devant le jeune Gigoux, celui-ci avait déjà reçu quelques principes du dessin. Un professeur l’avait entretenu des lois de la peinture, et, naturellement, ce brave homme s’était empressé de mettre sous les yeux de son élève ses propres travaux. Or, il était miniaturiste. On devine ce que devaient être les panneaux hésitants et léchés de ce petit peintre qui n’a point laissé de nom : Gigoux, mis tout à coup en face d’une peinture désordonnée, hardie jusqu’à la crudité, avec des empâtements d’une exagération fantastique, eut la révélation de ce que peut l’artiste en face de sa toile. Cette licence d’un peintre inhabile faisait naître dans l’âme de Gigoux un vague sentiment de la force que porte en elle la liberté.

L’éducation littéraire de Gigoux se ressentit du peu de surveillance que ses parents étaient en mesure d’exercer sur lui. On le croyait en classe alors qu’il faisait l’école buissonnière. Mais il ne cessait d’user de ses crayons. Le De Viris n’avait point à ses yeux l’attrait d’un coin de ciel ou d’une scène de genre rapidement dessinée sur les bords pittoresques du Doubs ou du haut des rem-