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Il était parfois tout d’une pièce. On l’eût pris pour un descendant des hommes d’autrefois. Il était capable de tous les sacrifices, de toutes les énergies lorsque sa passion maîtresse, c’est-à-dire son art était en jeu. Il avait un ressort d’acier dans la volonté. Rien ne le pouvait dompter avant qu’il eût atteint son but.

La Locuste qui avait remporté la victoire contre les classiques (avec moins d’éclat toutefois que le Naufrage de la Méduse), l'Athalie que l’on conserve au Musée de Nantes, la Vision de saint Jérôme qui est au Louvre ont été peints par Sigalon dans le grenier qui lui servait d’atelier. Je ne vous dis rien de sa chambre à coucher : ce devait être quelque soupente des environs.

La Vision de saint Jérôme dont nous parlons est la première commande que lui ait faite la Liste civile. Il avait fallu que Sigalon exposât la Jeune Courtisane et Locuste avant d’attirer sur lui les faveurs du pouvoir. Ces faveurs, du reste, ne lui firent pas de jaloux. La commande du Saint Jérôme fut de quatre mille francs. On connaît la composition. Le saint, couché sur la roche, se réveille au bruit terrifiant des trompettes du Jugement dernier. Cette toile tient son rang parmi les chefs-d’œuvre de notre école dans les galeries nationales du Louvre.

Sigalon n’avait pas le travail facile. Quelque longues que fussent les journées, il ne quittait la brosse qu’à la nuit. Des amis le venaient-ils voir, il descendait de son échelle, s’éloignait de trois pas, clignait de l’oeil en regardant son tableau et répondait machinalement aux propos de son interlocuteur. Il était manifeste que les visites n’interrompaient pas le travail de sa pensée. Tout en écoutant parler autour de lui, le peintre cherchait l’expression juste qu’il donnerait à la tête d’Athalie au torse de Saint Jérôme. C’est ainsi qu’un jour, en face de ce dernier tableau, nous le vîmes se répéter à lui-même : « Ce n’est pas cela... ce n’est pas cela... mon torse n’est pas assez apostolique. ».

Aucune hardiesse de langage n’effrayait Sigalon. Il poussait sur ce point l’audace jusqu’à la grossièreté. Ayant conscience de sa force, il manquait de cette adresse délicate qui permet à l’homme de valeur de se préparer la place qui lui est due lorsqu’on oublie de la lui offrir.

Decaisne, un peintre officiel de ce temps-là, très en cour, fort aimable homme, vint un jour chez Sigalon, peu après le Salon de 1827. L’Athalie n’avait pas été un succès auprès du public. La montre de Sigalon avançait. Mais les artistes, les gens de pensée, les indépendants de la presse avaient dédommagé par leurs éloges enthousiastesle peintre d’Athalie de la froideur dédaigneuse des ignorants. Decaisne crut pouvoir aborder ce sujet brûlant. C’était une faute. Il n’eut pas plutôt exprimé à Sigalon, dans les termes les plus mesurés, combien il était personnellement affligé de la chute de l’Athalie, que le peintre intraitable se retourna et toisant son interlocuteur d’un regard hautain dans lequel perçait sa colère, il s’écria d’une voix formidable en accentuant chaque syllabe : « Oui, j’ai fait une chute, mais une chute de géant. »


A l’époque où nous ramène Gigoux par ses souvenirs, l’école anglaise avait vu disparaître Bonington. Quel aquarelliste et quel peintre ! C’est à propos de Bonington que Delacroix a écrit dans une lettre à Bürger, - que nous appelons Thoré - « J’ai beaucoup connu Bonington et je l’aimais beaucoup. Nous l’aimions tous. Je lui disais quelquefois : « Vous êtes roi dans votre domaine et Raphaël n’eût pas fait ce que vous faites. Ne vous inquiétez pas des qualités des autres ni des proportions de leurs tableaux puisque les vôtres sont des chefs-d’oeuvre. » Ainsi parle Delacroix