Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/25

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dans sa droiture, dans son admiration pour un peintre contemporain de ses belles années. C’est du même peintre que Thoré doit écrire plus tard : « Bonington est une sorte de sylphe léger qui montre la nature en l’effleurant. » Gigoux ne l’a pas connu, Bonington étant mort le 23 septembre 1828 avant d’avoir accompli sa vingt-septième année. Mais le souvenir du jeune maître était vivace lorsque notre artiste fit ses débuts à Paris.

C’est, je crois, à l’un de nos derniers Salons, sur les divans du palais des Champs-Élysées, que Gigoux fut amené à nous dire quelques mots de Bonington.


Étrange métamorphose, dit-il, que les Salons d’aujourd’hui, si on les compare aux Salons de 1828, de 1831 et des quinze années qui suivirent. Aujourd’hui, plus d’oeuvre conquérante, plus d’hommes de la taille d’Ingres, de Delacroix, de Vernet, de David et de Pradier, qui s’emparaient d’un seul coup de leurs lettres de maîtrise. Mais le public, la foule trouve le Salon bien plus attrayant. Les peintres se sont rapprochés d’elle. Ils placent sous ses yeux, à la portée de son goût, de son esprit, des œuvres agréables. Elles sont nombreuses. La plupart sont de bonne facture. Aussi la foule se presse au Salon. Elle regarde, sans trop songer à ce qu’elle voit ; mais le jeune peintre de nos jours a pris soin de prévoir cette nonchalance de l’esprit chez le visiteur. Lui-même s’est abstenu de penser. Aussi, comme la foule et lui tombent promptement d’accord !

Certes, les jeunes gens de ce temps ne ressemblent guère aux rapins d’il y a cinquante ans. Ils n’en cherchent pas si long que nous. A quoi bon ? Le public paie leurs toiles telles qu’ils les produisent. La plupart d’entre eux atteignent à l’aisance. Il en est qui vont jusqu’au luxe. Jadis nous n’avons pas connu tant d’opulence. Le commerce des tableaux qui se fait aujourd’hui jusqu’en Australie était centralisé à Paris. Paris était le producteur et l’acheteur. On n’eût pas trouvé vingt francs dans toute la France, en dehors de Paris, d’un excellent tableau. Aussi Bonington, qui est un maître de premier ordre, n’a guère vendu ses meilleures aquarelles ou ses tableaux que cent et cent cinquante francs. Je ne sais si ses plus belles choses ont atteint trois cents francs.

Bonington suivit l’atelier de Gros, au palais de l’Institut. Mais, soit que le jeune artiste comme l’a dit un de ses biographes, cédât souvent à la tentation de franchir le pont des Arts et de vivre au Louvre plus longuement qu’à l’atelier, soit que Gros inoccupé se désintéressât trop complètement des élèves qui se réclamaient de son patronage, il arriva que le maître ne connaissait ni le nom, ni les traits de Bonington. Entrant un jour à l’atelier : « Vous ne vous occupez pas assez de la couleur, dit Gros à ses élèves. Messieurs, tout l’art du peintre est dans la couleur et le dessin. Le dessin, c’est l’ossature ; la couleur, c’est la poésie, le charme, la lumière, la vie. Il n’y a pas d’œuvre durable sans la vie. Au cours de mes promenades à travers Paris, je rencontre aux vitrines des marchands des aquarelles et des tableaux ruisselants de lumière. Allez voir cela, étudiez cela, étudiez cela, Messieurs. C’est superbe. Ces œuvres sont signées Bodington, Bonington, je ne sais au juste ; mais, quel qu’il soit, ce peintre est un maître ! »

On raconte que Bonington, présent à l’atelier pendant que Gros parlait ainsi, baissait la tête et ne soufflait mot, perdu au milieu de ses camarades.

Cette anecdote avait cours dans ma jeunesse. Je l’ai entendu rappeler maintes fois par les élèves de Gros. Bonington est, en effet, l’homme de France et d’Angleterre qui a le mieux compris le jeu de la couleur et de la lumière. Que de chefs-d’œuvre n'eût-il pas produits s’il lui avait été donné de fournir une vie d’homme ! La nature avait tout fait pour lui.