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Devosge est l’émule de Vien[1]. Tous deux sont des précurseurs du retour de la peinture française vers l’antiquité. Quelle réputation n’a-t-on pas faite à Vien pour avoir été le maître de David et un rénovateur de notre art national ! Devosge est supérieur à Vien. Il avait pour lui le savoir, l’habileté, le talent. Devosge était un homme du monde accompli : c’était une intelligence, mais le théâtre sur lequel il dut vivre fut des plus humbles. Le cercle étroit de la vie provinciale l’a empêché de rayonner. Dijon peut être fier de Devosge, car c’est Dijon qui lui a volé sa gloire. Vien put vivre à Paris. Le secret de sa renommée, peut-être aussi, dans une faible mesure, l’accroissement de sa science pittoresque, doivent être imputés à Paris.

Aussi Vien eut David pour disciple et Devosge a Prud’hon.

Si Prud’hon eût été le contemporain de Michel-Ange à Florence, il aurait sa place auprès d’Andrea del Sarto. Si François Boucher, au lieu de naître en France au XVIIIe siècle, était un homme de la Renaissance italienne, peut-être faudrait-il chercher ses œuvres parmi celles que nous a laissées Raphaël. Boucher, tout aussi bien que Prud’hon, était doué.


Je complétai les souvenirs de Gigoux en lui rappelant que Joshua Reynolds, il y a cent ans, parla de Boucher devant l’Académie royale de Londres. Il raconta qu’il s’était un jour présenté chez Boucher. Le peintre français travaillait, sans modèle d’aucune sorte, à une grande composition, et il avoua naïvement à Reynolds que l’étude de la nature ne lui semblait pas utile depuis qu’il était parvenu à l’âge d’homme. Reynolds se moqua finement de Boucher au sujet de cette confidence. C’était son droit. Mais les défauts de Boucher comme ceux de Prud’hon tiennent à des causes secondaires. Ces maîtres avaient en eux l’étincelle, et je doute vraiment que Joshua Reynolds, malgré son talent plein d’éclat, mérite jamais que l’on dise sur lui ce que Gigoux se plaisait à dire sur Boucher et Prud’hon : ces deux hommes jouiraient de toute renommée s’ils avaient appartenu à l’école toscane au XVIe siècle.

À mainte reprise, dans ses entretiens, Gigoux est revenu sur Bonington et Prud’hon. Prud’hon, le poète du crayon que David appelait « Watteau », que d’autres avaient surnommé le « Corrège français », était l’objet d’une admiration profonde de la part de notre peintre. Ce n’est pas que Gigoux ait été en aucune façon l’imitateur du procédé de Prud’hon. Il ne se passait guère de jours que Gigoux ne travaillât devant la nature. Mais est-il sage de condamner les chefs-d’œuvre, quelle que soit la méthode qui les

  1. L’éditeur des Causeries publiées en 1885 écrit « de Vosges ». C’est une faute. De même ne fallait-il pas laisser dire à Gigoux que David et Prud’hon sont nés à Dijon. Le premier a vu le jour à Paris et le second à Cluny.