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JOURNAL DE MARIE LENÉRU

160 JOURNAL DE MARIE LENÉRU

Samedi 11 février.

Je rentre du mariage de Juliette R… Elle et lui également grands, élégants et chics. Un cortège d’élégantes dans la noble uniformité d’un deuil noir.

Si l’on était sincère, on avouerait que la fortune est la moitié du bonheur, Elle l’embellit tellement !

Samedi 18 février.

Hier soir, je me suis coulée derrière un store de la salle à manger, et je suis restée m’imprégner de clair de lune. J’ai demandé avec ardeur tout le bonheur que j’ai pu imaginer. Ahl je ne crois plus être vulgaire à présent en demandant le bonheur ! On y compte plus ou moins, mais il faut s’en faire une vision magnifique et le souhaiter avec rage. Ce monde peut être une banqueroute ; qu’on y perde au moins de grands désirs !

J’ai redemandé ma jeunesse, mes beaux yeux, la musique et mon esprit. J’ai demandé la beauté, le talent, la richesse, la gloire, « ce deuil éclatant du bonheur », l’amour, l’amitié, les aventures qui accélèrent l’existence, tout ce qui est la vie enfin, et dont on ne peut se passer Sans souffrance ou sans ennui.

Et pourtant, ne rien avoir serait encore une belle chose, comme le deuil sensible mais hautain des vies monastiques. J’aurais su vivre plus que vous, mieux que vous, et je n’ai pas vécu. « Vous êtes une épée sans poignée, pure et brillante, et que nul n’a jamais brandie, » Eh bien, l’inutilité est une con- sécration. Je vivrai dans mon immobilité plus que cent autres dans leur mouvement ; je vivrai dans ma solitude plus que mille autres dans leurs amours. Je me ferai des bonheurs si étranges, si nouveaux et si fiers que les autres, les bonheurs connus, les bonheurs vulgaires, je les repousserai comme des vêtements hors d’usage et qu’on aurait portés avant moi.