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JOURNAL DE MARIE LENÉRU

164 ° JOURNAL DE MARIE LENÉRU

Dimanche.

D’après mon journal, j’ai l’air d’une personne très difficile à vivre. C’est qu’ici, c’est la « Kritik der reinen Vernunft ». Ma raison pratique est si bonne fille, si ployante et si prompte à prendre son parti des choses ! j’en ai des étonnements. Une cheminée me tombe sur la tête, c’est à peine si je pense ouf ! J’éprouve une bizarre excitation intérieure comme si je ré- pondais à une provocation. Sans phrases, bien entendu, et mécaniquement. Montaigne a raison, nos plus belles ressources sont dans l’instinct. Ah ! l’animal humain est une belle adap- tation, il a le bonheur tenace !

Ces esprits forts qui font à Dieu son procès parce qu’il est trop humain ! D’où leur vient leur notion extra-humaine de la Divinité ?

Il n’y à pas de choses viles, il n’y a que des êtres bas.

Le Fontenellisme de mes émotions vient, je crois, de ce que je suis un être très déterminé. J’ai vu venir la Destinée et je l’ai acceptée, ne pouvant faire autrement. Je sais ce qu’on doit à l’inévitable. Je dirais presque que cela m’est indifférent, comme une chose ne me regardant pas. Et il est curieux de voir comme ce qu’on accepte prend vite l’aspect d’une chose du passé, —

J’ai de terribles protestations intérieures ; je suis très habile à me tourmenter et, avec cela, je jouis de bien des choses étranges. Si je tombais dans un précipice, je crois, Dieu me pardonne ! que je goûterais la sensation extraordinaire de la chute à travers l’espace.

Jeudi 23 mars.

Les réveils surtout sont difficiles. Je garde longtemps les yeux fermés et je me souviens de la vie, de la vraie, celle dont je n’ai pas vécu quatorze ans et qui m’a laissé plus de souve-