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202 JOURNAL DE MARIE LENÉRU

Jouir du présent comme s’il était définitif, et travailler à y échapper, à le surpasser comme s’il était intolérable.

30 janvier,

D’Annunzio dit que la main révèle le corps, en : tous cas, elle révèle l’âme. J’ai absolument la superstition de la main, pas de ses rides comme les chiromanciens, mais de sa figure. Je n’ai jamais rencontré un être sympathique avec des mains affreuses. La main, qui n’est que gestes, doit être plus plas- tique que le visage, on en est plus responsable. Je ne parle pas de sa beauté qui est un accident de la nature animale, mais de sa physionomie. On peut avoir la main aussi grande, aussi bis- cornue qu’on voudra, mais épaisse, rouge, gourde, jamais. Il faut que la main ait une âme. J’affirme qu’il n’y a pas une ex- ception à la portée révélatrice de la main. Par exemple, j’ai horreur de la « belle main » grasse et molle, avec des rondeurs, les doigts boudinés — on dit fuselés — c’est trop de la chair cela. — Inutile d’ajouter que j’ai des mains arabes, l’attache extraordinairement fine et la main filant toute droite avec le minimum de chair.

Mardi 6 février.

En lisant des bouquins de science et dephilosophie, ’éprouve une jouissance littéraire, la précision technique du langage m’enchante. J’adore les mots. Je suis persuadée, comme Ri- chepin, que nos âmes en sont faites. Un mot de plus, une nou- velle combinaison de préfixe, je sens physiquement un bien- être au cerveau, il me semble que la forme vient d’être donnée à une petite cellule mal léchée : « Inconditionné, idéation, introspection, potentiel, qualificatif, quantitatif », eh bien ! tout cela me fait plaisir et surtout, ah ! surtout : agrégat cohé- rent. Un organisme est un agrégat. Je suis un agrégat cohérent, le pape est un agrégat cohérent ! É