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ANNÉE 1888

qu’ils arriveront tous demain. Maman m’avait dit qu’il s’agis- sait de n’avoir l’air de rien devant les petites, qu’il fallait être bien courageuse comme Tante, que la pensée de la mort — (oh ! quel mot cruell) — n’effraie pas du tout. Alors, je ne ré- pondais rien, de peur qu’elle voie à ma voix que je pleurais, et elle a ajouté avec un grand soupir de soulagement et de tris- tesse à la fois : « Elle ne fera que nous précéder de quelque temps. » Alors, j’ai tâché d’avoir l’air gai, et ce qui est très drôle. j’avais les nerfs tellement surexcités que jamais je n’ai autant ri et j’ai été si folle ; mais ces rires-là me faisaient bien mal, et j’avais tant envie de pleurer ! Puis, quand on me de- mandait des nouvelles de Tante, il fallait qu’on ne le sache pas et répondre : « Toujours la même chose. » Maman n’a pas voulu que j’aille sur la promenade, Tante étant si malade, et je suis rentrée. Je ne faisais tout le temps que prier Dieu de conserver Tante, au cours, en marchant, en travaillant ; il me semblait que je ne vivais pas et que je faisais un affreux rêve.

En rentrant, j’ai fait chercher Madeleine, parce que j’étais pénétrée de mon rôle de marraine, j’en sentais plus que jamais l’importance, Et j’ai encore ri avec Madeleine, mes nerfs se contractaient malgré moi, mes lèvres s’ouvraient et je riais d’un rire qui me faisait atrocement mal au front, puis je ne savais que faire ; j’allais deux minutes au piano, à n’importe qui de la maison je demandais des nouvelles de Tante. Enfin, je me suis calmée en lisant dans le livre de Mme de Flavigny. Nous sommes allées dîner ; comme à déjeuner, je n’ai pres- que rien mangé. Tante qui n’avait rien mangé depuis mardi matin, prenait une crème au café. Le dîner était tout le temps interrompu par des coups de sonnette, alors maman se pré- cipitait à la porte et y restait très longtemps. Je suis sûre que c’étaient les médecins et qu’elle ne voulait pas qu’Hen- riette les vît, puis il fallait que je distraye Henriette pour ne pas qu’elle fasse des réflexions. Enfin, à la fin du diner, Mme Lemonnier est arrivée, pâle comme la mort, tremblante comme une feuille, Henriette s’en est —aperçue, j’ai suivi Mne Lemonnier pour lui dire bonjour, mais elle a d’abord fait