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journal de marie lenéru

retrouve une atmosphère plus respirable. Mais en me rapprochant de la vie normale, je mesure toute la distance qui m’en séparait. Le temps perdu m’accable.

« Ils ne voient rien qui marque assez pour mesurer le temps qu’ils ont vécu… ils sentent néanmoins, comme ceux qui s’éveillent, qu’ils ont dormi longtemps. »

Quelle patience et quelle résignation pourrai-je avoir dans la vieillesse avec des souvenirs pareils ? Et je veux me souvenir, je le veux, heure par heure, et voilà pourquoi je suis si implacable ici. Je tiens mes comptes avec la destinée, car si l’heure de la revanche arrivait, je veux la mesurer, point par point, à ce qu’elle doit venger.


Mardi 1er novembre.

Seule à la maison pour toute la journée. Qu’aurai-je fait ce soir ? Le cœur me bat de travail comprimé. Je vais à mon bureau comme à un rendez-vous. Seulement devant une pareille coercition, devant un si évident : écris ou meurs, par pitié pour soi-même on ne peut faire que des chefs-d’œuvre.

J’ai le malheur d’être gaie, et l’on en conclut que tout est bien. J’ai apprivoisé ma vie et les autres sont braves. Il y a des jours où je ne veux plus rire jamais, où je veux perdre ma jolie tournure dégagée