Page:Journal de Marie Lenéru.djvu/394

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
330
JOURNAL DE MARIE LENÉRU

et formidable, vous devinez ce qu’on ressent. Si, à l’émotion actuelle, il faut ajouter la joie du triomphe, je crois que je n’y tiendrai plus. La guerre douloureuse, on se raidit pour la lutte ; mais qu’à la guerre douloureuse succède la guerre triomphale et que l’autre en ait été le prix, il n’y aura pas assez de sanglots pour une joie pareille. Le bonheur vaut ce qu’il a coûté. Vous verrez qu’à la paix nous serons tous à demi-fous. Quelle place aura notre pays ! Quel prestige… Vous avez raison, il faudra trouver le moyen d’être digne d’y vivre. Pour vous il s’agira de ne pas déchoir : avoir vécu comme vous le faites, et retomber à la vie de tous les jours. Ah ! c’est pour cette vie qu’il nous faudra être difficiles et cruels. Mais je crois que vous vous préparez des bonheurs comme on n’en soupçonnait pas autrefois. Adieu, mon filleul, je suis hantée par ces morts et ces mourants que vous avez portés. Saluez leurs tombes pour moi, je m’y agenouille auprès de vous, tout ce que la religion, tout ce que la poésie, tout ce que le cœur humain a su trouver de plus pieux et de plus caressant, bourdonne dans mon souvenir, je leur apporte cette rumeur de toutes les âmes :

« La voix d’un peuple entier
Les berce en leurs tombeaux. »

À Madeleine, — J’ai aimé vos parents qui m’ont