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VISIONS DE L’INDE

Avec une longue gaule nos bateliers poussent l’esquif aussi paresseux qu’eux-mêmes. Quelques enfants, dont les têtes tourbillonnent en poupe et en proue dans les flaques malsaines, crient : « Amusez-vous ! Amusez-vous ! » D’autres, sur la rive encombrée de sanctuaires et d’escaliers, bondissent tels des cabris, se poursuivent, nus comme des fresques de temple, se jetant au visage cette eau rose. Une gaîté spéciale est dans l’air, sans éclat, à peine bruyante, d’un peuple qui sait la vie vaine et que tout, même le bonheur, est une illusion, d’un peuple philosophe et mystique, esclave depuis des siècles, décadent à force de civilisation, doux et efféminé par lassitude. Les filles se baignent et se rhabillent aux yeux de tous, selon une pudeur experte et charmante, sans l’hiératisme des Égyptiennes, avec une souplesse qui vient de la résignation ; et leur corps frêle et brun, aux royales délicatesses, plonge respectueusement dans l’eau pestilente qu’alimentent les ruisseaux d’égout cascadant sur les marches des palais.

Le jeune brahmane, frileux et blanc, cherche à m’expliquer l’histoire charitable ou tragique de ces temples phalliques élevés par de pieuses reines, de ces observatoires, de ces forts, qui ne se pressent tant, semble-t-il, les uns contre les autres, comme des Œdipes sans Antigone, que pour moins fléchir…