Page:Jules Vallès - L'Enfant.djvu/7

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Mon père — celui qui devait être mon père — n’y est pas resté, a voulu être bachelier, arriver aux honneurs, et s’est installé dans une petite chambre au fond d’une rue noire, d’où il sort, le jour, pour donner quelques leçons à dix sous l’heure, et où il rentre, le soir, pour faire la cour à une paysanne qui sera ma mère, et qui accomplit pour le moment ses devoirs de nièce dévouée près d’une tante malade.

On se brouille pour cela avec l’oncle curé, on dit adieu à l’église ; on s’aime, on « s’accorde, » on s’épouse ! On est aussi au plus mal avec les père et mère, à qui l’on a fait des sommations pour arriver à ce mariage de la débine et de la misère.

Je suis le premier enfant de cette union bénie. Je viens au monde dans un lit de vieux bois qui a des punaises de village et des puces de séminaire.


La maison appartient à une dame de cinquante ans qui n’a que deux dents, l’une marron et l’autre bleue, et qui rit toujours ; elle est bonne et tout le monde l’aime. Son mari s’est noyé en faisant le vin dans une cuve ; ce qui me fait beaucoup rêver et me donne grand’peur des cuves, mais grand amour du vin. Il faut que ce soit bien bon pour que M. Garnier — c’est son nom — en ait pris jusqu’à mourir. Madame Garnier boit, tous les dimanches, de ce vin qui sent l’homme qu’elle a aimé : les souliers du mort sont aussi sur une planche, comme deux chopines vides.

On se grise pas mal dans la maison où je demeure.

Un abbé qui reste sur notre carré ne sort jamais