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l’île mystérieuse.

On s’embarqua donc, et Pencroff poussa au large. Le temps était magnifique, la mer calme comme si ses eaux eussent été contenues dans les rives étroites d’un lac, et la pirogue pouvait l’affronter avec autant de sécurité que si elle eût remonté le tranquille courant de la Mercy.

Des deux avirons, Nab prit l’un, Harbert l’autre, et Pencroff resta à l’arrière de l’embarcation, afin de la diriger à la godille.

Le marin traversa d’abord le canal et alla raser la pointe sud de l’îlot. Une légère brise soufflait du sud. Point de houle, ni dans le canal, ni au large. Quelques longues ondulations que la pirogue sentait à peine, car elle était lourdement chargée, gonflaient régulièrement la surface de la mer. On s’éloigna environ d’un demi-mille de la côte, de manière à apercevoir tout le développement du mont Franklin.

Puis, Pencroff, virant de bord, revint vers l’embouchure de la rivière. La pirogue suivit alors le rivage, qui, s’arrondissant jusqu’à la pointe extrême, cachait toute la plaine marécageuse des Tadornes.

Cette pointe, dont la distance se trouvait accrue par la courbure de la côte, était environ à trois milles de la Mercy. Les colons résolurent d’aller à son extrémité et de ne la dépasser que du peu qu’il faudrait pour prendre un aperçu rapide de la côte jusqu’au cap Griffe.

Le canot suivit donc le littoral à une distance de deux encâblures au plus, en évitant les écueils dont ces atterrages étaient semés et que la marée montante commençait à couvrir. La muraille allait en s’abaissant depuis l’embouchure de la rivière jusqu’à la pointe. C’était un amoncellement de granits, capricieusement distribués, très-différents de la courtine, qui formaient le plateau de Grande-Vue, et d’un aspect extrêmement sauvage. On eût dit qu’un énorme tombereau de roches avait été vidé là. Point de végétation sur ce saillant très-aigu qui se prolongeait à deux milles en avant de la forêt, et cette pointe figurait assez bien le bras d’un géant qui serait sorti d’une manche de verdure.

Le canot, poussé par les deux avirons, avançait sans peine. Gédéon Spilett, le crayon d’une main, le carnet de l’autre, dessinait la côte à grands traits. Nab, Pencroff et Harbert causaient en examinant cette partie de leur domaine, nouvelle à leurs yeux, et, à mesure que la pirogue descendait vers le sud, les deux caps Mandibule paraissaient se déplacer et fermer plus étroitement la baie de l’Union.

Quant à Cyrus Smith, il ne parlait pas, il regardait, et, à la défiance qu’exprimait son regard, il semblait toujours qu’il observât quelque contrée étrange.

Cependant, après trois quarts d’heure de navigation, la pirogue était arrivée