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l’abandonné.

intelligence engourdie. Tantôt l’un de ses compagnons, tantôt l’autre, quelquefois tous, se joignaient à lui. Ils causaient le plus souvent de choses ayant rapport à la marine, qui devaient toucher davantage un marin. Par moments, l’inconnu prêtait comme une vague attention à ce qui se disait, et les colons arrivèrent bientôt à cette persuasion qu’il les comprenait en partie. Quelquefois même l’expression de son visage était profondément douloureuse, preuve qu’il souffrait intérieurement, car sa physionomie n’aurait pu tromper à ce point ; mais il ne parlait pas, bien qu’à diverses reprises, cependant, on pût croire que quelques paroles allaient s’échapper de ses lèvres.

Quoi qu’il en fût, le pauvre être était calme et triste ! Mais son calme n’était-il qu’apparent ? Sa tristesse n’était-elle que la conséquence de sa séquestration ? On ne pouvait rien affirmer encore. Ne voyant plus que certains objets et dans un champ limité, sans cesse en contact avec les colons, auxquels il devait finir par s’habituer, n’ayant aucun désir à satisfaire, mieux nourri, mieux vêtu, il était naturel que sa nature physique se modifiât peu à peu ; mais s’était-il pénétré d’une vie nouvelle, ou bien, pour employer un mot qui pouvait justement s’appliquer à lui, ne s’était-il qu’apprivoisé comme un animal vis-à-vis de son maître ? C’était là une importante question, que Cyrus Smith avait hâte de résoudre, et cependant il ne voulait pas brusquer son malade ! Pour lui, l’inconnu n’était qu’un malade ! Serait-ce jamais un convalescent ?

Aussi, comme l’ingénieur l’observait à tous moments ! Comme il guettait son âme, si l’on peut parler ainsi ! Comme il était prêt à la saisir !

Les colons suivaient avec une sincère émotion toutes les phases de cette cure entreprise par Cyrus Smith. Ils l’aidaient aussi dans cette œuvre d’humanité, et tous, sauf peut-être l’incrédule Pencroff, ils en arrivèrent bientôt à partager son espérance et sa foi.

Le calme de l’inconnu était profond, on l’a dit, et il montrait pour l’ingénieur, dont il subissait visiblement l’influence, une sorte d’attachement. Cyrus Smith résolut donc de l’éprouver, en le transportant dans un autre milieu, devant cet océan que ses yeux avaient autrefois l’habitude de contempler, à la lisière de ces forêts qui devaient lui rappeler celles où s’étaient passées tant d’années de sa vie !

« Mais, dit Gédéon Spilett, pouvons-nous espérer que, mis en liberté, il ne s’échappera pas ?

— C’est une expérience à faire, répondit l’ingénieur.

— Bon ! dit Pencroff. Quand ce gaillard-là aura l’espace devant lui et sentira le grand air, il filera à toutes jambes !