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Page:Junka - Mademoiselle Nouveau Jeu, paru dans la Revue populaire, Montréal, janvier 1919.pdf/14

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que le peintre vieilli pleurait devant sa toile sabrée de perspectives incohérentes, elle se fatigua éperdument, avec joie, avec volupté, pour apporter quelques douceurs dans le triste logis que toutes les satisfactions d’autrefois avaient déserté.

Et quand elle le perdit, son vieux, comme elle disait dans le pittoresque argot d’atelier qui, pour plus de tendresse, émaillait parfois l’élégance correcte de son élocution, elle sombra en un vide immense.

Après avoir respecté les premiers mois du deuil d’Huguette, M. d’Aureilhan la rappelait, cédant moins aux suggestions de sa femme qu’au désir de son affection paternelle si longtemps sevrée, et elle arrivait dans un milieu auquel elle allait se sentir profondément, cruellement étrangère.

Le propre de ces humanités fières étant de déguiser leur sensibilité, Huguette devait nécessairement échapper à l’observation superficielle de son cercle nouveau.

Ardente à défendre ses théories et ses affections, non moins que son indépendance, elle choquerait comme une véritable révolutionnaire.

Elle souffrirait aussi et ferait souffrir…

C’était sa vie qui s’ouvrait, avec le mystère, les contradictions attendant toute créature, avec, hélas ! les inévitables blessures saignantes qu’il faut recevoir dans la grande bataille pour la conquête difficile et magnifique du bonheur…

La première escarmouche, insignifiante d’apparence, eut lieu la semaine qui suivit le retour d’Huguette.

Invitée et fêtée de tous côtés, la jeune fille avait été, ce jour-là, déjeûner chez Mme Saint-Brès.

Dès que Mlle d’Aureilhan parut, conduisant elle-même un panier coquet que son père lui avait offert pour ses courses dans le pays, les trois Petites Bleues s’élancèrent et, après avoir bourré de sucre le poney Mirliton, menèrent la maîtresse de ce dernier en triomphe au salon.

Emmeline Saint-Brès accueillit sa nièce à la mode de Bretagne avec cette sorte de douceur attendrie et mélancolique qui éveillait une irrésistible sympathie.

Elle était un peu troublée, aujourd’hui, un peu anxieuse, comme si elle eût attendu de la Parisienne instruite, riche de notions qu’elle-même ne possédait pas, la solution de quelque important problème…

Au bout d’une minute, elle ne retint plus le mots qui lui brûlaient les lèvres.

— Regarde, Huguette !

Elle levait la main, d’un geste presque religieux. Surprise de l’irradiation subite qui venait à ce visage meurtri, Mlle d’Aureilhan obéit machinalement à l’indication donnée.

Le mouvement de Mme Saint-Brès montrait une toile de larges dimensions, isolée à dessein sur un pan de muraille pour que, du premier coup d’œil, on appréciât et la peinture noircie par le temps, et le cadre merveilleusement sculpté.

Ah ! dit Huguette intéressée, vous avez là un tableau très ancien.

Poussée par son irréductible instinct de petite-fille d’artiste, elle quitta le fauteuil qu’elle occupait, se plaça dans le jour favorable et examina le panneau de cet examen bref et sûr particulier aux gens qui ont toujours vécu parmi la peinture et les peintres.

Mme Saint-Brès et les Petites Bleues l’observaient avec des figures rayonnantes.