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Page:Junka - Mademoiselle Nouveau Jeu, paru dans la Revue populaire, Montréal, janvier 1919.pdf/85

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La paysanne reprit, les larmes aux yeux :

— Ah ! ma chère demoiselle, je vous aurais reconnue entre mille ! Vous lui ressemblez tant.

Vaguement émue, Huguette demanda des explications. On lui en donna.

Avant son mariage, Honorine Cassagnous avait été au service de la première Mme d’Aureilhan, alors toute jeune épousée. Elle était au château au moment de la mort de sa maîtresse qu’elle avait soignée avec un profond dévouement, et ne pouvait se défendre d’un certain trouble en retrouvant dans la jeune fille, — qu’elle avait connue enfant, — comme une survie mystérieuse de la créature de grâce qu’elle avait sincèrement pleurée et dont le souvenir lui restait charmant et cher.

Une seconde, Huguette demeura silencieuse, remuée étrangement devant ce témoin d’un passé que sa piété filiale avait bien souvent interrogé sans parvenir à en reconstituer la lointaine douceur. Une fine pudeur la retenait d’entretenir son père remarié de l’exquise morte qu’il avait remplacée en un jour de faiblesse, et souvent elle s’attristait que rien, dans la froide maison familiale, ne lui rendît un peu de l’âme envolée, ne lui évoquât cette jeune mère qu’elle croyait revoir au fond de son enfance comme un tendre fantôme.

Enfin, une voix allait s’élever et rompre ce silence de la tombe !

D’un élan qui trahissait la suavité nouvelle descendant en son cœur, elle saisit la main brune de la fermière et la pressa doucement entre ses doigts nacrés.

— Attendez-moi, dit-elle d’un accent que l’on sentait monter des profondeurs de l’être. Tout à l’heure, je reviendrai et nous parlerons d’elle

Le goûter qui eut lieu dans une prairie voisine sous un couvert de grands chênes, fut plein d’animation joyeuse, mais la jeune fille ne prêta qu’une oreille indifférente aux gais propos échangés autour d’elle.

Son cœur avait faim d’autres paroles, et ce repas champêtre paraissait interminable à sa nostalgie intime.

Dès que l’on commença à se débander et que les groupes de promeneurs se disséminèrent par la prairie ou les proches sentiers du bois, elle écarta résolument René de Lavardens, qui manifestait l’intention de s’attacher à ses pas et courut à la ferme.

Là, dans une pièce éloignée et close aux opportuns, elle écouta Honorine avec une gravité recueillie.

Suspendue aux lèvres de cette simple femme qui soulevait pour elle le voile de l’autrefois aboli et faisait revivre devant ses yeux humides des gestes à jamais glacés, elle ne s’aperçut pas de la fuite du temps.

Elle ne remarqua point le lent déclin du soleil à l’horizon, pas plus qu’elle n’entendit le bruit, — d’ailleurs faiblement perceptible en cette chambre isolée — des voitures qui emportaient les invités les uns après les autres.

Tous les hôtes de Mme de Gazières avaient successivement pris congé.

Il ne restait plus, avec la bonne tante Hortense et ses deux fils, que les membres de la famille, c’est-à-dire Mme d’Aureilhan, son neveu et les Petites Bleues.

Assis dans la prairie qui dominait la plaine, doucement enveloppés par la molle tiédeur de l’air et les regards pris à la beauté de l’espace sur lequel le soir descendait en prestigieux rayons, ils causaient de façon paisible et cordiale en attendant le retour d’Huguette.

C’était une de ces heures rares, où l’on se sent bien, où l’on vibre de bonté et d’espérance, et que l’on voudrait prolonger,