Page:Kant-Mélanges de Logique (trad. Tissot), 1862.pdf/343

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manifestent aux sens (ou qui sont du moins de même nature que celles qui se montrent aux sens), pour n’être pas dans la nécessité d’admettre à leur secours l’influence d’êtres naturels purement spiri­tuels ; cette hypothèse serait plutôt nuisible à son usage. Car ne sachant rien des lois suivant lesquelles de semblables êtres pourraient agir, et sachant beau­coup de choses des objets des sens, pouvant espé­rer du moins d’en connaître beaucoup de choses par l’expérience, on porterait plutôt atteinte, par une semblable supposition, à l’usage de la raison. Ce n’est pas absolument un besoin, mais bien plutôt une pure curiosité qui n’aboutit qu’à des rêveries, que de se livrer à de semblables recherches, ou de jouer avec des fictions de cette nature. Il en est tout autrement de la notion d’un être premier, comme intelligence suprême et comme souverain bien en même temps. Car ce n’est pas seulement un besoin pour notre raison de donner la notion de l’infini pour fondement à la notion du fini, par conséquent à toutes les autres choses[1], mais ce besoin va même jusqu’à

  1. La raison ayant le droit de supposer comme donnée une réalité qui explique la possibilité de toutes choses, et ne considérant la diver­sité des choses déterminées par les négations qui s’y attachent que comme des limites, elle se voit forcée de poser en principe une pos­sibilité unique, celle de l’être illimité comme origine, et de considérer tous les autres comme dérivés. Et comme la possibilité constante de chaque chose doit se rencontrer absolument dans l’ensemble de toute existence, que c’est là du moins la condition sous laquelle le principe de la détermination constante rend possible aux yeux de notre raison la distinction entre le possible et le réel, nous trouvons une raison subjective de la nécessité, c’est-à-dire un besoin de notre raison même, de donner pour fondement à toute possibilité l’existence d’un être parfaitement réel (suprême). De là donc la preuve cartésienne de l’existence de Dieu, puisque des raisons subjectives de supposer quelque chose pour l’usage de la raison (qui n’est jamais au fond qu’un usage expérimental) sont réputées objectives, par conséquent un besoin pour une vue de l'esprit (Einsicht). Il en est ainsi de la preuve cartésienne et de toutes les preuves de l’honorable Mendelssohn dans ses Matinées. Elles sont inutiles pour une démonstration. Mais elles ne sont pas inutiles absolument. Car, pour ne pas parler de la belle occasion que ces développements tout à fait subtils des conditions subjectives de l’usage de notre raison donnent de connaître parfaitement cette faculté, et dont ils sont des exemples permanents, la croyance (Fürwahrhalten), fondée sur des motifs subjectifs de l’usage de la raison, quand les motifs objectifs font défaut, et que nous sommes cependant forcés de juger, est toujours de quelque importance. Seulement nous ne devons pas donner pour un libre aperçu ce qui n’est qu’une supposition, afin de ne pas laisser voir sans nécessité, à un adversaire avec lequel nous nous sommes permis de dogmatiser, des faiblesses dont il peut abuser contre nous. Mendelssohn ne pensait guère que dogmatiser avec la raison pure dans le champ du sursensible est la grande route de la superstition philosophique, et que la critique de la même raison peut seule apporter un remède radical à cette infirmité. Il est vrai que la discipline de la méthode scolastique (de celle de Wolf, par exemple, qu’il recommande aussi pour cette raison), déterminant toutes les notions par des définitions, et tous les pas faits devant être justifiés par des principes, peut empêcher pour quelque temps ce désordre, mais elle ne peut pas le prévenir entièrement. Car de quel droit interdirait-on à la raison, qui, de son propre aveu, a déjà si bien réussi dans ce champ, d’y pénétrer plus avant ? Où donc alors est la limite qu’elle ne doit pas franchir ?