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DE L'ILLUSION


moquer des prodiges de mémoire d’un Pic de la Mirandole, d’un Scaliger, d’un Ange Politien, d’un Magliabecchi, etc., des polyhistores qui portaient dans leur tête une charge de livres de cent chameaux, comme autant de matériaux pour les sciences, — sous prétexte qu’ils ne possédaient peut-être pas le jugement nécessaire pour tirer de toutes ces connaissances le parti convenable ; c’est un assez grand mérite déjà d’avoir abondamment procuré la matière grossière que d’autres doivent, plus tard, mettre en œuvre avec discernement (tantum scimus quantum memoria tenemus). Un ancien disait : « L’art d’écrire est fondé sur la mémoire (en fait une condition indispensable. » Il y a là quelque chose de vrai ; car l’homme du peuple possède ordinairement la diversité des faits à lui connus avec une telle netteté, qu’il peut les mettre dans leur ordre et se les rappeler plus sûrement, parce qu’ici la mémoire est sans mélange de raisonnement. Au contraire le savant, qui a beaucoup d’idées hétérogènes ou accessoires, oublie par distraction beaucoup de choses concernant sa charge ou ses affaires personnelles, parce qu’il ne les a pas saisies avec l’attention suffisante. Mais les tablettes de poche sont un moyen sûr de retrouver nettement et sans peine tout ce qu’on a mis en réserve dans son esprit ; l’écriture est ainsi un art toujours précieux, puisqu’alors même qu’elle ne servirait pas à la communication des connaissances, elle tiendrait encore lieu de la mémoire la plus étendue et la plus fidèle.

La faiblesse de la mémoire (obliviositas), qui est un