Page:Kant - Anthropologie.djvu/369

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force effective. Si cette inclination est bonne en soi, si la personne est du reste raisonnable, et que le penchant prédominant offusque seulement la vue par rapport aux conséquences fâcheuses, l’état est celui de la raison enchaînée par la folie. Un fou peut avoir beaucoup d’intelligence, même dans le jugement sur les actions où il déraisonne. Il doit même avoir passablement d’intelligence et un bon cœur pour qu’on lui permette des extravagances de cette espèce mitigée. Le fou peut absolument donner de très bons conseils à d’autres, quoique son conseil soit nul pour lui-même. Il n’est sensible qu’à la souffrance ou aux années ; ce qui n’aboutit souvent qu’à faire remplacer une folie par une autre. La passion chérie, ou une ardente ambition ont toujours rendu fous bien des gens. Une jeune fille contraint le farouche Hercule à filer, et les louanges frivoles des oisifs citoyens d’Athènes envoient Alexandre jusqu’au bout du monde. Il y a aussi des inclinations moins violentes qui ne produisent pas moins la folie. Telle est la manie de bâtir, celle des images et des livres. L’homme déchu, sorti de sa place naturelle, est attiré par tout, retenu par tout. À l’insensé est opposé l’homme sensé ; mais celui qui est sans folie est un sage. Ce sage est peut-être dans la lune ; peut-être qu’on y est sans passion, et qu’on y a infiniment plus de raison qu’ici. L’insensible est garanti de sa folie par sa stupidité ; mais aux yeux du vulgaire il a l’air d’un sage. Pyrrhon, sur un vaisseau battu par la tempête, voyant tout le monde agité, quand un pourceau mangeait tranquillement dans son auge, dit en l’avisant ; « Telle doit être la constance du sage. » L’insensible est le sage de Pyrrhon.

Si la passion dominante est en soi haïssable, et en même temps assez ridicule pour se contenter de ce qui est diamétralement opposé à son but naturel, alors cette perturbation de la raison est de la fatuité, de l’extravagance. L’insensé comprend fort bien le vrai but de sa passion, tout en lui accordant une force capable d’enchaîner la raison. L’extravagant est en même temps rendu si bête, qu’il ne se croit en possession de ce qu’il