Page:Kant - Anthropologie.djvu/385

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volontiers, répondent à cette question avec une rare aisance. Un esprit, disent-ils, c’est un être doué de raison. Rien donc d’étonnant si l’on voit des esprits ; qui voit un homme voit un être doué de raison. Or, continuent-ils, cette substance raisonnable dans l’homme n’est qu’une partie de l’homme, et cette partie, qui l’anime, est un esprit. À merveille. Mais avant de prouver qu’une nature spirituelle seule est capable de raison, veuillez un peu me faire comprendre quelle notion je dois me faire d’une nature spirituelle. L’origine de l’illusion qui vous abuse, quoique assez grossière pour être aperçue les yeux à demi fermés, est très facile à concevoir. Car ce dont on sait tant de choses de si bonne heure comme enfant, on n’en saura certainement rien plus tard, dans la vieillesse, et l’homme de solide doctrine finit par n’être que le sophiste de l’erreur de son jeune âge.

Je ne sais donc pas s’il y a des esprits ; bien plus, je ne sais pas même ce que signifie le mot esprit. Cependant, comme je l’ai souvent employé moi-même, ou que j’ai entendu les autres s’en servir, il faut bien qu’on y attache quelque signification, que ce qu’on entend par là soit une chimère ou une réalité. Pour dégager cette signification cachée, je considérerai ma notion mal comprise dans les différentes applications qui en sont faites, et notant celles où elle convient et celles où elle ne convient pas, j’en trouverai de la sorte, je l’espère, la signification cachée[1].

  1. Si la notion d’esprit était tirée de nos propres notions expérimentales, ce procédé propre à l’éclaircir serait facile, puisqu’il suffirait d’indiquer les caractères que les sens nous révéleraient dans cette espèce d’êtres, et par lesquels nous les distinguons des êtres matériels. Mais on parle des esprits tout en ne sachant pas bien si des êtres de cette espèce existent. La notion de la nature spirituelle ne peut donc pas être traitée abstractivement comme une notion expérimentale. Mais, demanderez-vous, comment donc, en général, est-on parvenu à cette notion, si ce n’est par le moyen de l’abstraction ? Je réponds : beaucoup de notions sont formées par des raisonnements obscurs et secrets à l’occasion de l’expérience, et se communiquent ensuite à d’autres, sans qu’on ait conscience de l’expérience même ou du raisonnement qui a atteint la notion a laquelle l’expérience a servi de point de départ. Ces sortes de notions peuvent s’appeler subreptices. Un grand nombre d’entr’elles ne sont en partie que des fantaisies erronées, en partie des vérités, puisqu’en fait des raisonnements obscurs ne sont pas toujours faux. La locution ordinaire et l’alliance d’une expression avec différente récite dans lesquels se retrouve toujours identiquement le même caractère capital, lui donnent une signification déterminée, qui, par conséquent, ne peut être expliqué qu’en tirant de son obscurité ce sens occulte, en comparant les divers modes d’acception, ceux qui concordent et ceux qui ne concordent pas avec ce sens.