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DE LA RAISON PURE


en effet un avantage fort attrayant et fort important pour l’entendement que de rester toujours sur son propre terrain, c’est à-dire dans le domaine des expériences possibles ; et, au lieu d’abandonner la chaîne de l’ordre naturel pour s’attacher à des idées dont il ne connaît pas les objets et se perdre dans les régions de la raison idéalisante, d’étendre sans cesse, dans le champ de la nature, ses claires et sûres connaissances ? Pour mieux faire ressortir cet avantage, Kant énumère les services que rend à l’esprit humain cette espèce de philosophie dans une page (81) qui mérite d’être citée textuellement à cause de son importance : « Celui qui suit cette philosophie ne permettra jamais de regarder aucune époque de la nature comme la première absolument, ni aucune limite imposée à sa vue dans l’étendue de la nature comme la dernière. Il ne permettra pas non plus de passer des objets de la nature, que l’on peut analyser par l’observation et les mathématiques et déterminer synthétiquement dans l’intuition (des objets étendus), à ceux que ni les sens ni l’imagination ne sauraient jamais exhiber (in concreto). Il ne permettra pas davantage de prendre pour fondement, même dans la nature, une puissance capable d’agir indépendamment des lois de la nature (la liberté), et d’abréger ainsi la tâche de l’entendement, qui est de remonter à l’origine des phénomènes suivant le fil de lois nécessaires. Il ne permettra pas enfin de chercher en dehors de la nature la cause première de quoi que ce soit (un être premier), puisque nous ne connaissons rien autre chose qu’elle, et qu’elle est la seule chose qui nous fournisse des objets et nous instruise de ses lois. » L’empirisme a ainsi, aux yeux de Kant, le double mérite de nous empêcher de nous égarer en de vaines fictions, et de nous inviter à étendre de plus en plus nos connaissances « à l’aide du seul maître que nous ayons proprement, l’expérience. »

Mais, pour que son principe puisse être tout à fait accepté par la philosophie critique, il faut qu’il se borne à le présenter comme une maxime qui nous recommanderait la modération dans les prétentions et nous indiquerait la vraie marche à suivre dans notre investigation de la nature. Que si, comme il lui arrive ordinairement, il devient lui-même dogmatique ; si, au lieu de se contenter de rabattre la présomption de la raison, qui, méconnaissant sa véritable destination, s’enorgueillit de sa pénétration et