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sentiment, et, lorsqu’elle apprit la défaite de la grande armée, il naquit dans son âme un conte fantastique dont elle était l’héroïne. Elle se voyait volant dans l’espace à la recherche de l’armée française et de Napoléon perdus dans les steppes de la Russie, les trouvant, les sauvant de la fureur des ennemis et les ramenant sains et saufs dans leur patrie. Mais Aurore ne pouvait adorer Napoléon, et rêver à lui que dans son for intérieur, car on ne parlait de lui chez sa grand’mère qu’avec indignation. C’était là encore toute une série de sentiments et de pensées contraires aux idées et aux sentiments du monde où elle passait la plus grande partie de son temps, une nouvelle cause de dédoublement pour Aurore, une impulsion de plus qui la portait à s’échapper de la réalité déplaisante pour s’élancer dans le monde des rêves et des fictions, tendance qui en s’accentuant d’année en année, devint plus tard l’un des traits de la physionomie morale de George Sand.

Toutes ces impressions, observations, fantaisies diverses et contradictoires furent ensuite d’une grande utilité à l’artiste. Mais les perpétuelles ironies et diatribes qu’elle entendait, rue de la Grange Batelière, contre des choses approuvées la veille, rue des Mathurins[1], ou vice versa cette manie de tourner en dérision, d’un côté, tout ce qu’on estimait de l’autre, tout cela sapait dans l’âme de la fillette cette foi en l’absolu de certaines lois, notions ou idées morales, cette conviction de leur immuabilité, — principe qui doit former la base de toute éducation. Car, il faut le reconnaître, c’est de ces notions du bien et du mal, d’abord peu nombreuses et primitives, mais toujours catégoriques, excluant toute interprétation sophistique et sceptique, que

  1. Entre 1814 et 1817 Mme  Dupin quitta cet appartement pour occuper un petit logement tout aussi confortable, rue Fhiroux.