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cas, la position « offensive et défensive » qu’elle dut prendre envers et contre tous, lui fit dire ou faire beaucoup de choses inutiles ou injustes. À l’époque dont nous parlons, l’injustice humaine, les déceptions, l’isolement, la fatigue par suite d’un excès de lectures et l’impressionnabilité d’un vrai artiste, qu’elle portait dans toutes ces lectures et qui lui faisait épouser les douleurs et le « mal général » sur lesquels gémissaient ses auteurs favoris[1], l’amenèrent à un pessimisme si noir, qu’elle songea au suicide. (Il y eut dans la suite plusieurs périodes de semblables désenchantements et de désespoir dans la vie de George Sand.) Un jour qu’elle traversait la rivière au gué, avec Deschartres qui l’avait devancée de quelques pas, elle voulut se noyer dans l’Indre avec sa Colette. Heureusement Deschartres qui ne se doutait de rien, et la brave jument qui sut lutter contre le torrent — la sauvèrent pour cette fois. Le bain froid la guérit pour longtemps de cette manie, mais une disposition à la mélancolie et au pessimisme, tout à fait en désaccord avec son âge, ne la quitta pas de si tôt.

C’est ainsi qu’en l’espace de ces dix-huit mois, Aurore

  1. Ses livres préférés étaient alors René, le Misanthrope, les œuvres de Rousseau, le Comme il vous plaira de Shakespeare, dans lequel l’attirait surtout le pessimiste Jacques. Notons ici que lorsque George Sand, entre 1847 et 1854, écrivit l’Histoire de ma Vie, se rappelant probablement ses lectures de jeunesse, elle fit, l’une après l’autre, deux pièces, ayant pour personnage principal le triste auteur d’Alceste, et qu’à cette même époque elle adapta pour la scène française le Comme il vous plaira de Shakespeare. D’un autre côté, il est certain qu’entre le Jacques de Shakespeare et Rousseau lui-même il y a une certaine parenté spirituelle. Ce Jacques est un Rousseau du commencement du 17e ou de la fin du 16e siècle, un vrai Rousseau avec son mépris des hommes, son amour de la nature, sa pitié pour les animaux, etc. Ce trait de parenté spirituelle est signalé, entre autres, par Brandès dans son livre sur Shakespeare. Il est donc tout naturel qu’Aurore ait inconsciemment et simultanément éprouvé une vive sympathie pour les œuvres de J.-J. Rousseau et pour le triste prince-ermite, qui n’a existé que dans l’imagination du grand poète anglais.