Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T1.djvu/376

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la rongeait. Elle consentit à un rendez-vous que Lélio l’avait suppliée de lui accorder, car lui aussi l’aimait de loin et avait su deviner sa nature à l’expression attentive de son visage. Au grand étonnement de la marquise, Lélio se présenta à l’entrevue paré et orné comme elle l’avait vu au théâtre ; sa conversation lui montra aussi que son commerce de tous les jours avec les classiques avait ennobli et rehaussé son âme, lui rendant familiers les sentiments les plus sublimes. Malheureusement, ce que la marquise aimait surtout dans Lélio, ce n’était pas l’homme, c’était l’idéal qui l’avait consolée dans sa vie terne ; d’autre part, Lélio adorait trop la marquise pour ne point remplir ses moindres désirs. Tous deux comprirent que le bonheur était chose impossible pour eux ; que, si même ils réussissaient à le conquérir, leur vie au milieu d’une société, alors rigoureusement divisée en castes, aurait été intolérable. Ils se séparent pour toujours. Comme autrefois la grand’mère d’Aurore, la marquise « conserve ses plumes blanches » d’une pureté immaculée, et il ne reste au lecteur qu’à s’affliger avec Lélio sur les préjugés du monde, qui mettent une barrière artificielle entre deux âmes sœurs, se comprenant l’une l’autre, ou à se dire, qu’en général, les natures ardentes, passionnées, profondes, soit dans le monde, soit sur la scène, sont toujours condamnées à souffrir parmi les hommes ordinaires, froids et indifférents, et à rester incomprises et même méprisées. Lélio passe pour un homme sauvage, mal élevé et mauvais acteur, parce qu’il donne toute son âme dans son art. La marquise, de même, se croit et tous la croient bornée et sotte, quoiqu’elle soit cent fois supérieure aux poupées qui l’entourent.

Remarquons que, dans l’édition illustrée des œuvres de