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Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T3.djvu/102

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l’heure, le lieu et la clarté des torches donnaient une apparence vraiment surnaturelle. C’étaient des gens du village, riches fermiers et petits bourgeois, qui fêtaient le mardi gras et venaient établir leur bal rustique dans la cellule de Maria-Antonia. Le bruit étrange qui accompagnait leur marche était celui des castagnettes, dont plusieurs gamins, couverts de masques sales et hideux, jouaient en même temps, et non sur un rythme coupé et mesuré, comme en Espagne, mais avec un roulement continu semblable à celui du tambour battant aux champs. Ce bruit dont ils accompagnent leurs danses est si sec et si âpre, qu’il faut du courage pour le supporter un quart d’heure. Quand ils sont en marche de fête, ils l’interrompent tout d’un coup, pour chanter à l’unisson une coplita sur une phrase musicale qui recommence toujours et semble ne finir jamais ; puis les castagnettes reprennent leur roulement qui dure trois ou quatre minutes. Rien de plus sauvage que cette manière de se réjouir en brisant le tympan avec le claquement du bois. La phrase musicale, qui n’est rien par elle-même, prend un grand caractère jetée ainsi à de longs intervalles, et par ces voix qui ont aussi un caractère très particulier. Elles sont voilées dans leur plus grand éclat et traînantes dans leur plus grande animation. Je m’imagine que les Arabes chantaient ainsi, et M. Tastu, qui a fait des recherches à cet égard, s’est convaincu que les principaux rythmes majorquins, leurs fioritures favorites, que leur manière en un mot est de type et de tradition arabes… [1].

Cette enchanteresse nature, le romantique lugubre de la chartreuse, et, en plus, toutes ces rencontres, ces types, ces images et ces harmonies, tout pleins de caractère et de coloris, comme tout cela avait dû inspirer les deux artistes installés, de part la volonté du sort, l’hiver de 1839, dans cette solitaire Valdemosa, « entre ciel et terre » ! Et ce qui nous prouve que c’était réellement ainsi, ce sont les œuvres de la romancière et du musicien, écrites à Majorque, où nous retrouverons tantôt toutes ces visions, soit lugubres, soit ensoleillées, éclatantes de couleur, et toutes ces impressions romantiques.

« … Si j’eusse écrit là la partie de Lélia qui se passe au monastère, je l’eusse faite plus belle et plus vraie », — dit Mme Sand dans sa lettre à François Rollinat[2]. Mais elle profita réellement de l’occasion, et comme on préparait en ce moment une seconde

  1. Un hiver à Majorque, p. 120-122.
  2. Corresp., t. II, p. 131.