moi-même. Mais ce n’eût point été manquer à l’honneur que de consentir à faire un roman comme vous en avez fait quelques autres ; Des peintres d’histoire ont esquissé des tableaux de genre, sans préjudice de leur dignité d’artistes ; s’abstenir n’est point forfaire. Jamais il ne vous a été proposé, que je sache, d’écrire contre votre conscience ; et vous permettrez bien à vos amis de voir avec quelque regret s’évanouir une occasion d’acquérir un peu plus de ce bien-être et de cette liberté qui pouvait vous venir en jouant. Ne pas écrire dans une autre feuille que celle de M. Véron me paraissait, à moi, une condition plus onéreuse que d’ajourner le développement de nos idées sociales dans un cadre plus propre que le Constitutionnel. Vous dites que Jeanne était plus avancée que Marcelle ; souffrez que je ne sois pas de votre avis. Les vœux de pauvreté faits par la bergère sur les recommandations de sa mère pouvaient passer pour une superstition qui ne blessait personne : permis à chacun de gouverner comme il l’entend sa destinée toute privée : mais quand vous dites aux propriétaires que leur fortune « est un vol », vous inquiétez bien autrement les odieux bourgeois que représente M. Véron. Maintenant, si votre parti est irrévocable, si vous avez brûlé vos vaisseaux, comme la dame de Blanchemont[1], nous vous suivrons dans la contrée sauvage, non seulement pour vous bâtir des tentes et les abriter de feuillages, mais pour harceler l’ennemi. Votre cause est superbe contre l’égoïsme des conservateurs fossiles, et vous couvrirez Véron de trente pieds cubes de honte et de couardise. Quelle recrudescence de gloire, quelle noble auréole vous donnera votre procès[2], la publication de la lettre déjà écrite à l’autocrate ! Vous allez mettre à nu la turpitude de la classe moyenne, — encore une chose qui me faisait hésiter à vous voir suivre une voie où votre intérêt personnel, votre réputation peut gagner encore, c’est le secret où j’étais de l’usage que vous vouliez faire du produit de votre travail.
Deux observations (à bâtons rompus) sur mes souvenirs d’Au jour d’aujourd’hui : ce ne sont point des critiques de docteur… mais des impressions de grand enfant qui se laisse aller à un récit comme s’il ne s’en était jamais fait à lui-même. Le meunier qui est destiné à être votre héros, l’amoureux du drame, le noble cœur, entre en scène d’une manière un peu grotesque. Il me semble que lorsqu’il descend de l’abat-foin, il a les jambes bien longues, il est bien osseux, un peu dégingandé, ceci me le gâte. Ôtez une ligne et demie, deux épithètes, non pas
- ↑ L’héroïne du Meunier d’Angibault, la riche et noble Marcelle de Blanchemont, se dépouille de sa fortune, afin d’être l’égale de son amoureux Henri Lémor.
- ↑ On pouvait effectivement s’attendre à un procès avec Véron en l’automne de 1844. Nous y avons déjà fait allusion dans le chapitre v, 2e note, à la p. 404.