Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T3.djvu/680

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Mais qu’était-ce donc qui inquiétait « les odieux bourgeois », dont Véron était le représentant, au dire de ce même de Latouche, et qui avait effrayé « l’autocrate du Constitutionnel », au point de lui faire refuser de publier le roman dans son journal ? Le fait est que sa donnée générale, peut effectivement paraître une négation absolue de la propriété. « Tout le mal vient de la richesse », semble dire l’auteur (de la richesse mal employée, mal comprise et mal adorée, dirons-nous). Voici comment cette thèse est développée.

Au temps de la grande Révolution, la richesse du vieux paysan avare Bricolin, auquel le seigneur de Blanchemont, son maître, avait confié en son absence la garde de son argent, éveilla la cupidité des paysans environnants ; un beau jour une bande d’hommes masqués envahit sa demeure, le soumit à la torture et, sans pouvoir lui extorquer son secret, le laissa à demi mort de peur et de douleur ; il devint fou, tomba en enfance et finit sa misérable existence dans la demeure de son fils, un tire-sou de la nouvelle trempe, ne voulant pas seulement amasser un magot, mais faire des affaires, parce qu’au jour d’aujourd’hui il est permis à chacun de s’enrichir. La richesse fait la malédiction de toute sa famille ; ayant défendu à sa fille aînée, Louise, d’épouser celui qu’elle aimait, Bricolin fils la rendit folle aussi ; depuis une dizaine d’années, déguenillée, effrayante, objet d’horreur pour ceux qui la rencontrent, elle rôde nuit et jour et, comme ce misérable fou, entrevu jadis par Aurore Dupin dans son enfance, elle cherche partout la tendresse[1].

Accusant vaguement la richesse d’être la cause de son malheur, elle finit par mettre le feu au château de Blanchemont acquis frauduleusement par Bricolin. Celui-ci — type de paysan parvenu moderne — prétend qu’au jour d’aujourd’hui, tous les châteaux des nobles passent dans les mains des roturiers : il veut faire comme les autres ! L’infortune de sa fille aînée ne le rend ni moins âpre au gain, ni moins orgueilleux, et il prépare le même sort à sa fille cadette, la jolie Rose.

  1. Ce pauvre fou, dont George Sand a tracé la touchante figure dans le tome II (p. 376-378) de l’Histoire de ma vie, s’appelait M. Demai.