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Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T3.djvu/705

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s’est parfaitement identifié avec le personnage du gars campagnard, le futur chanvreur Étienne Depardieu, au nom duquel il parle, et ceci constitue la vérité artistique. Il est donc incompréhensible, comme le remarque si judicieusement un homme de science, dont nous parlerons tout à l’heure, « que ce roman ne soit jamais mentionné, ou bien qu’il ne le soit que fort légèrement, en passant, dans presque toutes les biographies et histoires de littérature ».

Or, dans la dédicace de ce roman à Eugène Lambert, George Sand déclare qu’en contant cette fois la propre histoire d’Étienne Depardieu, entendue de sa bouche au temps de sa jeunesse à elle, elle « imitera autant que possible la manière du chanvreur ».

Tu ne me reprocheras pas, dit-elle à Lambert, d’y mettre de l’obstination, toi qui sais, par expérience de tes oreilles, que les pensées et les émotions d’un paysan ne peuvent être traduites dans notre style, sans s’y dénaturer entièrement et sans y prendre un air d’affectation choquante. Tu sais aussi, par expérience de ton esprit, que les paysans devinent ou comprennent beaucoup plus qu’on ne les en croit capables, et tu as été souvent frappé de leurs aperçus soudains qui, même dans les choses d’art, ressemblaient à des révélations. Si je fusse venu te dire, dans ma langue et dans la tienne, certaines choses que tu as entendues et comprises dans la leur, tu les aurais trouvées si invraisemblables de leur part, que tu m’aurais accusée d’y mettre du mien à mon insu, et de leur prêter des réflexions et des sentiments qu’ils ne pouvaient avoir. En effet, il suffit d’introduire, dans l’expression de leurs idées, un mot qui ne soit pas de leur vocabulaire pour qu’on se sente porté à révoquer en doute l’idée même émise par eux ; mais, si on les écoute parler, on reconnaît que s’ils n’ont pas, comme nous, un choix de mots appropriés à toutes les nuances de la pensée, ils en ont encore assez pour formuler ce qu’ils pensent et décrire ce qui frappe leurs sens. Ce n’est donc pas, comme on me l’a reproché, pour le plaisir puéril de chercher une forme inusitée en littérature, encore moins pour ressusciter d’anciens tours de langage et des expressions vieillies que tout le monde entend et connaît du reste, que je vais m’astreindre au petit travail de conserver au récit d’Étienne Depardieu la couleur qui lui est propre. C’est parce qu’il m’est impossible de le faire parler comme nous, sans dénaturer les opérations auxquelles se livrait son esprit, en s’expliquant sur des points qui ne lui étaient pas familiers, mais où il portait évidemment un grand désir de comprendre et d’être compris.