Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/194

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hardie de ma part, mais je la fais avec un sentiment d’annihilation si complète, en ce qui me concerne, que, si vous n’en êtes pas touché, vous ne pourrez pas en être offensé. Vous m’avez connue fière de ma propre conscience, je n’ai jamais cru pouvoir l’être d’autre chose ; mais, ici, ma conscience m’ordonne de fléchir…

Prince, ma famille est dispersée et jetée à tous les vents du ciel. Les amis de mon enfance et de ma vieillesse, ceux qui furent mes frères et mes enfants d’adoption sont dans les cachots ou dans l’exil : votre rigueur s’est appesantie sur tous ceux qui prennent, qui acceptent ou qui subissent le titre de républicains socialistes.

Prince, vous connaissez trop mon respect des convenances humaines pour craindre que je me fasse ici, auprès de vous, l’avocat du socialisme tel qu’on l’interprète à certains points de vue. Je n’ai pas mission pour le défendre, et je méconnaîtrais la bienveillance que vous m’accordez, en m’écoutant, si je traitais à fond un sujet si étendu, où vous voyez certainement aussi clair que moi. Je vous ai toujours regardé comme un génie socialiste, et, le 2 décembre, après la stupeur d’un instant, en présence de ce dernier lambeau de société républicaine foulé aux pieds de la conquête, mon premier cri a été : « Barbes, voilà la souveraineté du but ! Je ne l’acceptais pas même dans ta bouche austère ; mais voilà que Dieu te donne raison et qu’il l’impose à la France, comme sa dernière chance de salut, au milieu de la corruption des esprits et de la confusion des idées. Je ne me sens pas la force de m’en faire l’apôtre ; mais, pénétrée d’une confiance religieuse, je croirais faire un crime en jetant dans cette vaste acclamation un cri de reproche contre le ciel, contre la nation, contre l’homme que Dieu suscite et que le peuple accepte. » Eh bien. Prince, ce que je disais dans mon cœur, ce que je disais et écrivais à tous les miens, il vous importe peu de le savoir sans doute…

Au milieu de l’oubli où j’ai cru convenable pour vous de laisser tomber vos souvenirs, peut-être surnage-t-il un débris que je puis invoquer encore : l’estime que vous accordiez à mon caractère et que je me flatte d’avoir justifié depuis par ma réserve et mon silence. Si vous n’acceptez pas en moi ce qu’on appelle mes opinions, du moins, je suis certaine que vous ne regrettez pas d’avoir cru à la droiture, au désintéressement de mon cœur. Eh bien, j’invoque cette confiance qui m’a été douce, qui vous l’a été aussi dans vos heures de rêveries solitaires ; car on est heureux de croire, et peut-être regrettez-vous aujourd’hui votre prison de Ham, où vous n’étiez pas à même de connaître les hommes tels qu’ils sont. J’ose donc vous dire : Croyez-moi, Prince, ôtez-moi votre indulgence si vous voulez, mais croyez-moi, votre main armée, après avoir brisé les résistances ouvertes, frappe en ce moment, par une foule d’arrestations préventives, sur des résis-