Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/196

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donc tous ? Et cependant, nous étions bien contents quand nous avons voté pour lui. »

Ah ! prince, mon cher prince d’autrefois, écoutez l’homme qui est en vous, qui est vous et qui ne pourra jamais se réduire, pour gouverner, à l’état d’abstraction. La politique fait de grandes choses sans doute ; mais le cœur seul fait des miracles. Écoutez le vôtre qui saigne déjà…

Vous avez voulu résumer en vous la France, vous avez assumé ses destinées, et vous voilà responsable de son âme bien plus que de son corps devant Dieu. Vous l’avez pu, vous seul le pouvez ; il y a longtemps que je l’ai prévu, que j’en ai la certitude, et que je vous l’ai prédit à vous-même lorsque peu de gens y croyaient en France. Les hommes à qui je le disais alors répondaient :

— Tant pis pour nous ! Nous ne pourrons pas l’y aider, et, s’il fait le bien, nous n’aurons ni le plaisir ni l’honneur d’y contribuer. N’importe ! ajoutaient-ils, que le bien se fasse, et qu’après, l’homme soit glorifié !

Ceux qui me disaient cela, prince, ceux qui sont encore prêts à le dire, il en est qu’en votre nom, on traite aujourd’hui en ennemis et en suspects. Il en est d’autres moins résignés sans doute, moins désintéressés peut-être, il en est probablement d’aigris et d’irrités, qui, s’ils me voyaient en ce moment implorer grâce pour tous, me renieraient un peu durement Qu’importe à vous, qui, par la clémence, pouvez vous élever au-dessus de tout ! Qu’importe à moi qui veux bien, par le dévouement, m’humilier à la place de tous ! Ce serait de ceux-là que vous seriez le plus vengé si vous les forciez d’accepter la vie et la liberté, au lieu de leur permettre de se proclamer martyrs de la cause. Est-ce que ceux qui vont périr à Cayenne ou dans la traversée ne laisseront pas un nom dans l’histoire, à quelque point de vue qu’on les accepte ? Si, rappelés par vous par un acte non de pitié mais de volonté, ils devenaient inquiétants (ces trois ou quatre mille, dit-on) pour l’élu de cinq millions, qui blâmerait alors votre logique de les vouloir réduire à l’impuissance ? Au moins, dans cette heure de répit que vous auriez donnée à la souffrance, vous auriez appris à connaître les hommes qui aiment assez le peuple pour s’annihiler devant l’expression de sa confiance et de sa volonté.

Amnistie ! amnistie bientôt, mon prince ! Si vous ne m’écoutez pas, qu’importe pour moi que j’aie fait un suprême effort avant de mourir ? Mais il me semble que je n’aurai pas déplu à Dieu, que je n’aurai pas avili en moi la liberté humaine, et surtout que je n’aurai pas démérité de votre estime, à laquelle je tiens beaucoup plus qu’à des jours et à une fin tranquilles. Prince, j’aurais pu fuir à l’étranger, lorsqu’un mandat d’amener a été lancé contre moi, on peut toujours fuir ;