Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/374

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de Rome à toutes les époques de son existence ; il faudrait vivre là dedans, l’esprit tendu, la mémoire mirobolante et l’imagination éteinte.

Il fut un temps, sous l’Empire, où l’on s’asseyait sur le tronçon d’une colonne, pour méditer sur les ruines de Palmyre ; c’était la mode, tout le monde méditait. On a tant médité, que c’est devenu fort embêtant et que l’on aime mieux vivre. Or, quand on a passé plusieurs journées à regarder des urnes, des tombeaux, des cryptes, des colombarium, on voudi’ait bien sortir un peu de là et voir la nature. Mais, à Rome, la nature se traduit en torrents de pluie jusqu’à ce que, tout d’un coup, viennent la chaleur écrasante et le mauvais air. La ville est immonde de laideur et de saleté ! c’est La Châtre centuplée en grandeur ; car c’est immense et orné de monuments anciens et nouveaux qui vous cassent le nez et les yeux à chaque pas, sans vous réjouir, parce qu’ils sont étouffés et gâtés par des amas de bâtisses informes et misérables. On dit qu’il faut voir cela au soleil ; je ne dis pas non, mais il me semble que le soleil ne peut pas raccommoder ce qui est hideux.

La campagne de Rome si vantée est, en effet, d’une immensité singulière, mais si nue, si plate, si déserte, si monotone, si triste, des lieues de pays en prairies, dans tous les sens, qu’il y a de quoi se brûler le peu de cervelle qu’on a conservée après avoir vu la ville…[1]

Frascati, 14 avril 1855.

…La nature y est belle, surtout jolie ; car ne croyez pas un mot de la grandeur et de la sublimité des aspects de Rome et de ses environs. Pour qui a vu autre chose, c’est tout petit ; mais c’est d’un coquet ravissant. Entendons-nous pourtant, c’est le petit dans le grand ; car cette campagne romaine, tout unie, est immense comme une mer environnée de montagnes. Mais les détails, les ruines, les palais, les églises, les collines, les lacs, les jardins, tout cela paraît hors de proportion avec la scène qui les continue.

…Le jour de Pâques a été aussi un beau jour très chaud ; nous l’avons passé à Rome, où nous avons reçu la bénédiction urbi et orbi. C’est une cérémonie très vantée, mais qui n’est pas miso eu scène avec art. Le goût français manque à toute chose, ici comme ailleurs. La nature s’en moque. Elle nous prodigue les fleurs que l’on cultive dans nos jardins avec respect. Ici, en plein désert, on marche sur le réséda, sur les narcisses, sur les cyclamens et mille autres fleurs adorables dont je vous fais grâce, à vous qui ne connaissez que les tulipes[2]

  1. Lettre à Eugène Lambert (Corr., t. IV).
  2. Jules Néraud, auquel ces lignes étaient adressées, était, comme nous savons, un éminent botaniste.