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CYRIL AUX DOIGTS-ROUGES

La nuit arriva, froide, triste, noire comme du goudron ; un temps favorable vraiment pour la marche de leurs rusés ennemis. Le silence ne fut pas rompu pendant un certain temps et il n’y avait aucun signe de mouvement dans le camp des Tartares ; mais vers minuit les sentinelles de la porte occidentale entendirent un bruit lourd et uniforme, pareil aux pas furtifs d’une multitude, qui se mêlait aux lamentations fantomatiques du vent nocturne.

Tout de suite, un feu brilla sur un angle avancé de la muraille et montra aux défenseurs une masse épaisse de faces sombres, d’yeux brillants et de lances hérissantes, presque à une volée de flèches de la porte. L’avis d’Ostap était vrai.

Les Russes poussèrent un cri de défi et se tinrent prêts à s’élancer lorsque leurs ennemis seraient arrivés à portée. Mais les Tartares semblèrent découragés et voyant leur attaque prévue, prirent des précautions ; après avoir, au hasard, déchargé une poignée de flèches inoffensives, ils disparurent dans l’obscurité sous les insultes et les rires de la garnison.

Après cette retraite, comme on devait s’y attendre, Ostap devint le héros de la ville, et parmi tous les citadins il n’y avait que deux personnes qui n’avaient aucune confiance en lui ; or ces deux êtres formaient une puissante exception car ils n’étaient autres que Sylvestre et Cyril.

Né et élevé parmi les complots et les stratagèmes, qui avaient donné naissance au dicton de ce siècle : « Rusé comme un grec », le moine inspiré de Constantinople, quoique possédant une âme loyale et honnête, découvrait facilement les ruses des autres. Plus il pensait à cette affaire, plus grandissaient ses soupçons. C’était nouveau pour les Tartares, dont la fourberie et la férocité étaient proverbiales, de laisser découvrir si facilement une attaque proposée et de battre en retraite devant leurs mortels ennemis sans lutter. Si, comme Sylvestre le croyait fermement, Ostap était réellement un espion envoyé dans la ville pour la trahir, cet assaut avorté n’était-il pas plutôt une feinte arrangée d’avance pour donner aux Russes pleine confiance dans cet homme qu’ils regardaient comme leur libérateur ?

Mais que pouvait-il faire ? Ce serait inutile et dangereux d’accuser de trahison l’homme que tout Kief regardait comme un héros et un martyr qui avait sauvé la ville et enduré la torture pour leur cause. Avant d’agir, il devait avoir une preuve de l’infamie de l’espion, une preuve assez claire et justifiée pour convaincre les plus obstinés. Mais comment l’obtenir.

— « Savez-vous père », dit Cyril au moine, trois jours après l’attaque nocturne, « que chaque fois que je regarde Ostap, il me semble l’avoir vu autre part qu’ici ?