Page:Kipling - Au hasard de la vie, trad. Varlet, 1928.djvu/177

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

des sergents, et une bouteille vint avec. Je pris la bouteille, et la minute d’après je sortais de l’ombre du pilier, la doublure rose drapée fort gracieusement autour de moi, tandis que la musique résonnait comme des timbales, et qu’un courant d’air glacé soufflait autour de mes jambes nues. Par cette main qui le créa, j’étais Krishna rossignolant sur sa flûte… Krishna, le dieu dont nous parle l’aumônier du régiment. Je devais offrir un charmant spectacle. Je sentais que j’avais les yeux énormes et la figure d’un blanc de cire, et je devais plutôt avoir l’air d’un spectre. Mais on me prit pour le dieu en personne. La musique s’arrêta, et les femmes restèrent muettes. Moi, je me contorsionnai les jambes comme un berger sur une potiche de porcelaine, et je fis avec mes pieds le dandinement du fantôme, comme je l’avais fait maintes fois au théâtre du régiment, et je traversai ainsi le temple par-devant la déesse, tout en rossignolant sur ma bouteille à bière.

— Qu’est-ce que tu rossignolais ? demanda Ortheris.

— Moi ? Oh !

Mulvaney se leva d’un bond, et joignant l’action à la parole, dans le crépuscule pavana gravement devant nous sa divinité délabrée. Il reprit :

— Je chantais

Vous n’avez qu’à parler
Et vous serez madame Brallaghan,
Ne dites pas non,
Charmante Julie Callaghan.