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CAPITAINES COURAGEUX
15

du doris nord en se glissant sur l’eau. Harvey entendit quelque chose ayant trait aux mains et aux pieds glacés de quelqu’un, et puis :


Bring forth the chart, the doleful chart,
    See where them mountings meet !
The clouds are thick around their heads,
    The mists around their feet.
[1]

« Plein bateau, dit Dan en éclatant de rire. S’il nous envoie « O Capting ! », c’est plein à couler. »


And naow to thee, O Capting !
    Most earnestly I pray,
That they shall never bury me
    In church or cloister gray.
[2]

Le mugissement continua :

— Coup double pour Tom Platt. Il vous racontera demain tout ce qui concerne le vieil Ohio. Vous voyez ce doris bleu derrière lui ? C’est mon oncle, — le propre frère de papa — et s’il y a quelque mauvais sort lâché sur le Banc, c’est sûr qu’il tombera sur l’oncle Salters. Regardez comme il nage en prenant garde. Je parierais mon gage et ma part qu’il est le seul homme à avoir été piqué aujourd’hui — et il l’a été — bien.

— Qu’est-ce qui a pu le piquer ? dit Harvey qui commençait à s’intéresser.

— Des fraises, surtout. Des citrouilles, des fois, et des fois, des citrons et des concombres[3]. Oui, il a été piqué jusqu’aux coudes. Ce type-là a une chance vraiment renversante. Maintenant, nous allons nous mettre aux palans pour les hisser à bord. C’est vrai, ce que vous m’avez dit, que vous n’avez jamais fait un brin de travail de votre fichue vie ? On doit se sembler tout chose, n’est-ce pas ?

— Je vais essayer de travailler n’importe comment, répliqua bravement Harvey. Seulement, c’est tout du complètement nouveau.

— Attrape ce palan, alors ! Derrière toi ! »

Harvey empoigna un cordage et un long crochet de fer qui pendaient à l’un des étais du grand mât, tandis que Dan en tirait un autre pendant à quelque chose qu’il appelait une « balancine », au moment où Manuel accostait dans son doris chargé.

Le Portugais eut un radieux sourire, que plus tard Harvey apprit à bien connaître, et, à l’aide d’une fourche à manche court, se mit à jeter le poisson dans le parc sur le pont.

« Deux cent trente et un ! cria-t-il.

— Donne-lui le croc », dit Dan.

Et Harvey passa le croc aux mains de Manuel.

Celui-ci le fit glisser dans une boucle de cordage à la proue du doris, saisit le palan de Dan, l’accrocha au taquet d’arrière, et grimpa dans la goélette.

— Tire ! » cria Dan.

Et Harvey tira, étonné de s’apercevoir de la facilité avec laquelle le doris s’enlevait.

« Tiens bon, il ne niche pas dans les barres de hune ! » cria Dan en riant.

Et Harvey tint bon, car le bateau se trouvait en l’air au-dessus de sa tête.

« Amène, et de côté ! » cria Dan.

Et comme Harvey amenait, Dan détourna d’une main la légère embarcation jusqu’à ce qu’elle vînt toucher doucement le pont derrière le grand mât.

« Ils ne pèsent rien à vide. Ça été assez chic pour un passager. Y a plus de chiendent quand y a de la mer.

— Ah ! ah ! dit Manuel en tendant une main brune. Ça va mieux, en ce moment ? À cette heure-ci, hier soir, c’était le poisson qui pêchait après vous. Maintenant c’est vous qui pêchez le poisson. Oui-da ?

— Je… je vous suis à jamais reconnaissant », balbutia Harvey.

Et sa main malencontreuse glissa encore une fois furtivement à sa poche, mais il se rappela qu’il n’avait pas d’argent à offrir. Quand il eut fait plus ample connaissance avec Manuel, rien qu’à l’idée de l’erreur qu’il aurait pu commettre, il se sentit, au fond de sa couchette, envahir par de cuisantes, de pénibles rougeurs.

« Il n’y a pas de reconnaissance à m’en avoir ! dit Manuel. Comment vous aurais-je laissé ainsi aller à la dérive tout autour du Banc ? Maintenant, vous voilà pêcheur — Oui-da ? Ouh ! Auh ! »

Il pencha le buste en avant, puis en arrière, avec des mouvements raides pour chasser les crampes.

« Je n’ai pas nettoyé le bateau aujourd’hui. Trop à faire. Ça mordait dur. Danny, mon garçon, nettoie pour moi. »

Harvey s’avança sur-le-champ. Voilà quelque chose qu’il pouvait faire pour l’homme qui lui avait sauvé la vie.

Dan lui jeta un faubert, et il se pencha par-dessus le doris pour en chasser les matières visqueuses, gauchement, mais plein de bonne volonté.

« Enlève les bancs, ils glissent dans leurs rainures, dit Dan. Fauberte-les et pose-les dans le fond. Ne laisse jamais un banc jouer. Il se peut que quelque jour tu

  1. Montrez la carte, la triste carte
    Pour voir où ces monts se rencontrent !
    Les nuages sont épais autour de leur têtes
    Les brouillards autour de leurs pieds.
                        (Vieille chanson Américaine.)
  2. Maintenant, ô capitaine,
    Je te prie ardemment
    Qu’on ne m’enterre jamais
    Dans l’église ou le cloître gris
                        (Vieille chanson Américaine.)
  3. Noms que les marins donnent à certaines plantes marines vénéneuses qui affectent l’apparence de ces fruits.