Aller au contenu

Page:Kipling - Capitaines courageux.djvu/46

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
42
CAPITAINES COURAGEUX

la prochaine fois, expliqua Salters, et Dieu sait ce qui arriverait.

Ils se contentèrent donc de ses lectures à voix haute dans un livre appelé Josèphe. C’était un vieux bouquin relié de cuir, au relent de cent voyages, très solide et fort semblable à la Bible, mais tout vivant de récits de batailles et de sièges ; et ils l’écoutèrent presque de la première page à la dernière. Autrement, Pen était un petit être silencieux. Il restait des trois jours de rang quelquefois sans prononcer un mot, quoiqu’il jouât au trictrac, écoutât les chansons et rît aux histoires. Quand ils essayaient de le réveiller, il répondait :

« Ce n’est pas que j’aie l’intention de faire le mauvais camarade, mais c’est parce que je n’ai rien à dire. Je me sens la tête complètement vide. J’ai presque oublié mon nom. »

Puis il se retournait vers l’oncle Salters avec le sourire de quelqu’un qui attend.

« Eh bien, quoi, Pensylvanie Pratt ! criait Salters. Tu vas m’oublier, moi aussi, un de ces jours.

— Non — jamais, déclarait Pen, en refermant les lèvres d’un air décidé. Pensylvanie Pratt, naturellement, répétait-il et encore.

Parfois c’était l’oncle Salters qui oubliait, lui disant qu’il était Haskins ou Rich, ou Mac Vitty ; mais Pen était toujours content — jusqu’à la prochaine fois.

Il se montrait toujours très tendre à l’égard de Harvey, qu’il plaignait aussi bien comme enfant perdu que comme aliéné ; et quand Salters s’aperçut que Pen aimait le jeune garçon, il se dérida aussi. Salters était loin d’être quelqu’un d’aimable (il pensait qu’il était dans ses attributions de tenir les mousses) ; aussi la première fois que Harvey, tout tremblant de peur, parvint, par un jour de calme, à grimper à la pomme du grand mât (Dan se tenait derrière lui, prêt à lui venir en aide), le gamin jugea-t-il de son devoir de pendre là-haut les grosses bottes de mer de Salters — en signe d’opprobre et de dérision vis-à-vis de la goélette la plus proche. Avec Disko, Harvey ne prenait aucune privauté ; pas même lorsque le vieux, cessant de le commander, le traita, comme le reste de l’équipage, avec des : « Ne voudrais-tu pas faire de telle et telle façon ? » et : « Je crois que tu ferais mieux, » et ainsi de suite. Il y avait sur ces lèvres rasées à blanc, dans les coins froncés de ces yeux quelque chose d’on ne peut plus calmant pour l’ardeur d’un jeune sang.

Disko lui apprit à lire la carte pleine d’empreintes de doigts et de trous d’épingle, laquelle était, disait-il, supérieure à n’importe quelle publication officielle ; il le menait, crayon en main, de mouillage en mouillage sur tout le chapelet des bancs — le Have, Western, Banquereau, Saint-Pierre, Green, et Grand — en parlant « morue » dans les intervalles. Il lui apprenait aussi le principe qui régissait l’usage du hog-yoke.

En ceci Harvey l’emportait sur Dan, car il avait hérité de son père une tête organisée pour les chiffres, et l’idée de dérober une information à quelque éclair de ce soleil maussade du Banc sollicitait toute sa vivacité d’esprit. En toute autre matière maritime son âge lui donnait l’infériorité. Comme disait Disko, il aurait fallu commencer à dix ans. Dan pouvait boëtter le « trawl » ou mettre la main sur n’importe quel cordage dans l’obscurité, et au besoin, quand l’oncle Salters avait un furoncle dans la main, procéder à la toilette au simple toucher du doigt. Rien qu’à la sensation du vent sur son visage il pouvait gouverner par n’importe quel semblant de gros temps, se prêtant, juste au moment où il le fallait, aux caprices du Sommes Ici. Il s’acquittait de ces choses aussi machinalement qu’il bondissait dans les agrès ou faisait son doris partie intégrante de sa volonté et de son corps. Mais il n’eût pas été capable de communiquer sa science à Harvey.

Les jours de mauvais temps, quand ils se tenaient cloîtrés dans le poste ou bien assis sur les coffres de la cabine, et que l’on entendait rouler et racler dans les silences de la conversation pitons, plombs et anneaux de réserve, on sentait flotter dans la goélette une atmosphère assez nourrie de connaissances générales.

Et tandis que Harvey absorbait par tous les pores de nouvelles connaissances et buvait la santé avec chaque gorgée de grand air, le Sommes Ici continuait son chemin en faisant ses affaires sur le Banc, et les couches gris argent de poisson bien pressé montaient de plus en plus haut dans la cale. Pas une journée de travail ne sortait de l’ordinaire, mais les journées moyennes étaient nombreuses et compactes.

Il va de soi qu’un homme de la réputation de Disko était étroitement épié — presque étouffé, comme disait Dan, par ses voisins ; mais il avait un très joli chic pour les planter là dans l’amoncellement et le glissement des bancs de brumes. Disko évitait la compagnie pour deux raisons. La première, c’est qu’il voulait se livrer seul à ses expériences ; la seconde, qu’il était opposé aux rassemblements mélangés d’une flottille de toutes nations. Le gros en était surtout les bateaux de Gloucester, avec par-ci par-là quelques-uns de Princetown, Harwich, Chatham, et d’autres des ports du Maine ; mais les équipages étaient recrutés Dieu sait où. Le péril engendre l’insouciance, et quand s’y ajoute l’appât du gain, il y a belles chances pour toute espèce d’accident dans la flottille encombrée, qui,