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CAPITAINES COURAGEUX

chambre des machines et en lançant un paquet de journaux dans la goélette.

« S’il y a de par le monde de fichus imbéciles, après toi, Salters, voilà un homme et son équipage qui sont bien les plus complets que j’aie jamais vus, dit Disko, comme le Sommes Ici s’éloignait. Je suis justement en train de lui donner mon jugement sur la façon de se laisser bercer comme un enfant perdu dans ces eaux-ci, quand il faut que tu viennes te fourrer en travers avec ton imbécile d’agriculture ! Est-ce que tu ne sauras jamais mettre les choses à leur place ?

Harvey, Dan et les autres se tenaient en arrière, échangeant des clins d’œil et exultant de joie ; mais Disko et Salters se chamaillèrent sérieusement jusqu’au soir, Salters prétendant qu’en fait un bateau à bétail était une grange sur le bleu des eaux, Disko insistant pour dire que, même si c’était le cas, la décence comme l’orgueil du pêcheur eussent réclamé qu’il laissât « les choses à leur place ». Long Jack supporta tout cela en silence pendant un certain temps — un patron de mauvaise humeur fait un équipage malheureux — puis après souper il dit à travers la table :

« À quoi sert de se faire de la bile au sujet de ce qu’ils diront ?

— Ils raconteront cette histoire à notre détriment durant des années, voilà tout, dit Disko. Du tourteau saupoudré !

— De sel, naturellement, dit Salters impénitent, tout en lisant les comptes rendus agricoles d’un journal de New-York vieux d’une semaine.

— Cela blesse tous mes sentiments à la fois, continua le patron.

— Je ne vois pas les choses de cette façon, dit Long Jack, le conciliateur. Écoutez donc Disko. Où est l’autre paquebot qui, aujourd’hui et par ce temps, aurait rencontré un petit vagabond pour outre lui donner l’ « estime » — outre cela, dis-je, — échanger avec lui, en mer, une conversation tout à fait intelligente sur l’élevage des jeunes taureaux et autres questions du même ordre ? L’oublier ! Naturellement, qu’ils ne l’oublieront pas. C’est la conversation la plus complète en peu de mots qui soit jamais arrivée. Deux parties, coup sur coup — tout pour nous. »

Dan donna sous la table un coup de pied à Harvey, lequel étouffa de rire dans sa tasse.

« Eh bien ! quoi, dit Salters, qui sentait que son honneur venait d’être quelque peu replâtré, j’ai dit que je ne savais pas si ça me regardait, avant même de parler.

— Et là-dessus, dit Tom Platt, ferré sur la discipline de l’étiquette, là-dessus, il me semble, Disko, que vous auriez dû lui demander de s’arrêter si vous la conversation était d’apparence, dans votre jugement, sur le point de devenir de quelque façon ce qu’il ne fallait pas.

— Je me demande si je n’aurais pas dû le faire, dit Disko, qui vit là le moyen d’une retraite honorable sans porter atteinte à sa dignité.

« Eh quoi ! sans doute tu aurais dû le faire, dit Salters, étant le patron ici ; et je me serais arrêté de bonne humeur au moindre mot, non pas à cause d’aucune persuasion ou conviction, mais pour donner un exemple à nos deux chenapans de mousses que voilà.

— Est-ce que je ne t’ai pas dit, Harvey, que cela retomberait sur notre dos avant que nous n’ayons rien fait ? Toujours ces chenapans de mousses ! Mais je n’aurais pas voulu rater le spectacle pour la moitié d’une part dans une pêche au flétan, chuchota Dan.

Pourtant, il aurait fallu laisser les choses à leur place », dit Disko.

La lumière d’un nouvel argument s’alluma dans l’œil de Salters, comme il émiettait une tranche de tabac à chiquer dans sa pipe.

« Il est très important de savoir mettre les choses à leur place, dit Long Jack, dans l’intention d’apaiser l’orage.

« Pour sûr ! pour sûr ! dit Salters, en hochant la tête. Tous destinés à commettre des erreurs, et je vous dirai à vous deux, mousses ici présents, qu’après que vous avez commis une erreur — vous n’en commettez pas moins de cent par jour — le mieux est ensuite de le reconnaître, en hommes. »

Long Jack lança un coup d’œil, un formidable coup d’œil, qui embrassa tout le monde, sauf Disko et Salters, et l’incident fut clos.


Puis ils s’en allèrent de mouillage en mouillage vers le Nord, les doris dehors presque chaque jour, marchant le long de la lisière est du Grand-Banc, par trente ou quarante brasses d’eau, et pêchant sans discontinuer.

Ce fut là que, pour la première fois, Harvey rencontra l’encornet, un des meilleurs appâts pour la morue, mais d’humeur fort changeante. Ils furent tirés de leurs couchettes, une nuit qu’il faisait noir, par es hurlements de Salters : « L’encornet ! ohé ! » et pendant une heure et demie, chacun à bord resta pendu sur sa turlute — un morceau de plomb peint en rouge et armé à la base inférieure d’un cercle d’épingles recourbées en arrière comme les baleines d’un parapluie entr’ouvert. L’encornet — pour quelque motif inconnu — aime cette chose autour de laquelle il s’enroule, et on l’amène avant qu’il ait pu échapper aux épingles. Mais en abandonnant sa retraite, il seringue d’abord de l’eau et ensuite de l’encre au visage de