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Page:Kipling - Capitaines courageux.djvu/63

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CAPITAINES COURAGEUX
59

Banc, virent les bateaux chargés de bois en route pour Québec par les détroits de Saint-Laurent, et les bricks de Jersey chargés de sel qui arrivent d’Espagne et de Sicile ; passé le banc d’Artimon ils trouvèrent un brave petit vent nord-est qui les mena en vue du phare Est de Sable Island — point devant lequel Disko ne traîna pas — et qui leur tint compagnie passé Western et Le Have, jusqu’au bord septentrional des Georges. De là ils atteignirent les eaux plus profondes, et la laissèrent filer gaillardement.

« Hattie tire sur la ficelle, dit confidentiellement Dan à Harvey. Hattie et maman. Dimanche prochain tu paieras un mousse pour jeter de l’eau sur les fenêtres afin de pouvoir dormir. Pense que tu vas rester avec nous jusqu’à ce que ton monde arrive. Sais-tu ce qui est encore au-dessus du plaisir de rentrer au port ?

— Un bain chaud ? » dit Harvey.

Il avait les sourcils tout blancs d’embrun desséché.

« Ça, c’est bon aussi, mais une chemise de nuit, c’est encore meilleur. J’ai rêvé de chemises de nuit tout le temps, depuis que nous avons hissé la grand’voile. On peut alors faire jouer ses doigts de pied. Maman en aura une neuve pour moi, lavée à l’eau douce. C’est la maison, Harvey. C’est la maison ! Cela se sent dans l’air. Nous courons au bord d’une brise chaude en ce moment, et je sens d’ici les baies de laurier. Je me demande si nous n’allons pas arriver pour souper. Barre bâbord un tantinet.

Les voiles hésitantes battirent et biaisèrent dans l’air tiède comme la mer profonde se calmait, bleue et huileuse, autour d’eux. Quand ils sifflaient après le vent seulement, la pluie arriva en verges drues, bouillonnante et tambourinante, et, derrière elle, le tonnerre et les éclairs de mi-août. Ils restèrent étendus sur le pont, pieds et bras nus, à s’entre-raconter ce qu’ils commanderaient à leur premier repas à terre ; car voici que la terre était bien en vue. Un bateau de Gloucester, qui faisait la pêche à l’espadon, s’approcha d’eux, le petit poste sur le beaupré occupé par un homme qui brandissait un harpon, sa tête nue emplâtrée de pluie.

« Et tout va bien ! chanta-t-il gaiement, comme s’il faisait le quart sur quelque grand paquebot. Wouverman vous attend, Disko. Quelles nouvelles de la flottille ?

Disko les lui cria et passa, tandis que le gros orage d’été pesait là-haut, et que les éclairs vacillaient le long des falaises de quatre points différents à la fois. À leur lueur apparut le cirque des montagnes basses qui entourent le port de Gloucester, Ten Pound Island, les hangars à poisson, avec la ligne crénelée des toits de maisons, et jusqu’au moindre espar et à la moindre bouée sur l’eau, en éclairs aveuglants qui revenaient et s’évanouissaient une douzaine de fois à la minute, pendant que le Sommes Ici se glissait sur la demi-marée, et que la bouée-sirène se lamentait et désolait derrière lui. Puis l’orage s’éloigna en dagues de flammes bleuâtres, longues, espacées, mauvaises, suivies d’un dernier grondement pareil à celui d’une batterie d’obusiers, et l’air ébranlé tressaillit sous les étoiles comme il retournait au silence.

« Le pavillon, le pavillon », dit soudain Disko, en brandissant le doigt en l’air.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Long Jack.

« Otto ! En berne. On peut nous voir du rivage maintenant.

— J’avais tout à fait oublié. Il n’a pas de parents à Gloucester, hein ?

— La fille qu’il devait épouser cet automne.

— Que Marie la prenne en pitié ! » dit Long Jack.

Et il amena le petit pavillon à mi-mât en mémoire d’Otto, balayé du bord par un coup de vent à hauteur du Have trois mois auparavant.

Disko essuya ses yeux trempés de pluie et conduisit le Sommes Ici au débarcadère de Wouverman, en donnant ses ordres à voix basse, tandis que la goélette faisait en se balançant le tour des remorqueurs amarrés, et que les gardes de nuit la hélaient de l’extrémité des jetées noires comme de l’encre. Outre l’obscurité et le mystère de leur marche, Harvey sentait le continent une fois de plus ramassé autour de lui, avec ses milliers de gens endormis, et la senteur de la terre après la pluie, et le bruit familier d’une locomobile de garage toussotant toute seule dans une cour de décharge ; et toutes ces choses lui faisaient battre le cœur et lui serraient la gorge comme il se tenait là près de l’écoute de misaine. Ils entendirent le veilleur de nuit ronfler sur un bateau-feu, pénétrèrent, hésitants, dans un cul-de-sac de ténèbres qu’une lanterne, de chaque côté, éclairait faiblement ; quelqu’un s’éveilla en bougonnant, leur lança une corde, et ils s’amarrèrent à un quai silencieux que flanquaient de grands hangars toiturés de tôle et pleins de vide chaud. Puis ils restèrent là sans plus de bruit.

Alors Harvey s’assit auprès de la roue, et sanglota, sanglota, comme si son cœur dût se briser, et une grande femme, qui attendait assise sur une bascule, sautant dans la goélette, embrassa Dan une fois sur la joue ; car c’était sa mère, et elle avait vu le Sommes Ici à la lueur des éclairs. Elle ne prit garde à Harvey que lorsqu’il se fut un peu remis, et que Disko lui eut raconté son histoire. Alors on se rendit tous ensemble chez Disko, comme l’aube commençait à poindre ; et jusqu’à ce