Page:Kipling - Capitaines courageux.djvu/70

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
66
CAPITAINES COURAGEUX

un de ces personnages qui ajoutent à la gaîté des salons de conversation et des galeries d’hôtels, où les jeunes ingénus du monde riche, s’ils ne jouent pas avec les grooms, les insultent. Mais ce jeune pêcheur bien dressé ne se démenait pas, le regardait d’un œil assuré, clair, résolu, et parlait sur un ton de respect fort net, sinon étonnant. Il y avait aussi dans sa voix quelque chose qui semblait promettre que le changement pourrait être durable, et que le nouvel Harvey devait rester ce qu’il était.

« Quelqu’un l’a mis au pas, pensa Cheyne. Or, Constance n’aurait jamais permis cela. Je ne vois pas trop comment l’Europe aurait pu faire mieux. »

« Mais comment n’avez-vous pas dit à cet homme, à ce Troop, qui vous étiez ? répéta sa mère, quand Harvey eut déroulé pour la seconde fois au moins tout le chapitre de son histoire.

— Disko Troop, chère maman ? Le meilleur homme qui ait jamais arpenté un pont de navire. Je me demande s’il a son pareil.

— Pourquoi ne lui avez-vous pas dit de vous mettre à terre ? Vous savez que papa l’aurait indemnisé dix fois.

— Je le sais ; mais il croyait que j’étais toqué. J’ai bien peur de l’avoir traité de voleur parce que je ne pus pas retrouver les billets de banque dans ma poche.

— Un matelot les retrouva auprès du mât de pavillon cette — cette nuit-là, sanglota Mrs. Cheyne.

— Cela s’explique, alors. Je ne blâme Troop en rien. Je lui déclarai seulement que je ne travaillerais pas — surtout sur un Terre-Neuvier, — et il me donna un coup sur le nez, oh ! je vous prie de croire que j’ai saigné comme un porc qu’on égorge.

— Mon pauvre chéri ! Ils doivent vous avoir horriblement maltraité.

— Je n’en suis pas bien sûr. Mais, après, j’entrevis une lueur. »

Cheyne se tapa sur la cuisse et partit d’un éclat de rire. Voici qui allait être un fils selon les besoins de son cœur. Il n’avait jamais remarqué auparavant cette étincelle dans l’œil de Harvey.

« Et le vieux me donna dix dollars et demi par mois ; il m’en a payé la moitié à l’heure qu’il est ; et je m’accrochai à Dan et mis la main à la pâte. Je ne dis pas que je puisse faire encore le travail d’un homme. Mais je peux manier un doris tout au moins aussi bien que Dan, et dans une brume je ne m’effarouche pas beaucoup ; — Je peux faire ma partie quand il n’y a pas trop de vent, c’est-à-dire gouverner, mère chérie, et je peux presque boëtter tout un « trawl », et je connais mes cordages, cela va sans dire ; et je pourrais passer le poisson toute une éternité ; et je suis ferré sur le vieux Josèphe, et je vous montrerai comment je peux clarifier le café avec un morceau de peau de poisson, et — je vous en demanderai encore une tasse, s’il vous plaît. Écoutez, vous n’avez pas idée du tas de travail que l’on peut faire pour dix dollars et demi par mois.

— J’ai commencé avec huit et demi, mon fils, dit Cheyne.

— Vrai ? Vous ne me l’avez jamais dit, mon père.

— Vous ne me l’avez jamais demandé, Harvey. Je vous raconterai cela un de ces jours, si vous tenez à l’entendre. Goûtez donc à ces olives farcies.

— Troop prétend que la chose la plus intéressante du monde, c’est d’arriver à savoir comment le prochain gagne ses vivres. C’est joliment chic de retrouver une table dressée. Nous n’étions pas mal nourris, cependant. La meilleure marmite du Banc. Disko nous donnait une nourriture de première classe. Ah ! c’est un fameux homme. Et Dan — c’est son fils — Dan est mon camarade. Et il y a l’oncle Salters avec ses engrais, qui lit Josèphe. Il est persuadé que je suis encore toqué. Il y a aussi le pauvre petit Pen qui l’est, lui, toqué. Il ne faudra pas lui parler de Johnstown, parce que — Et, oh ! il faut absolument que vous fassiez la connaissance de Tom Platt et Long Jack et Manuel ! C’est Manuel qui m’a sauvé la vie. Je regrette qu’il soit Portugais. Il ne peut pas beaucoup causer, mais c’est un musicien épatant. Il m’a trouvé au moment où je m’en allais à la dérive, et m’a repêché.

— Je me demande comment votre système nerveux n’est pas complètement ruiné, dit Mrs. Cheyne.

— Comment cela, maman ? J’ai travaillé comme un cheval, mangé comme un ogre, et dormi comme une souche. »

C’en était trop pour Mrs. Cheyne, qui se mit à penser aux visions qu’elle avait eues, d’un cadavre ballotté sur les eaux salées. Elle regagna son salon, et Harvey se pelotonna aux côtés de son père, expliquant la dette qu’il avait contractée.

« Vous pouvez vous en reposer sur moi, je ferai pour l’équipage, Harvey, tout ce qui est en mon pouvoir. D’après ce que vous en dites, ce doivent être de braves gens.

— Les meilleurs de la flottille, mon père. Vous pouvez demander dans Gloucester, dit Harvey. Mais Disko croit encore qu’il m’a guéri d’un dérangement de cervelle. Dan est absolument le seul auquel j’aie dit quelque chose de vous, de nos cars particuliers et tout le reste, et je ne suis pas tout à fait sûr qu’il y croie. Je veux les épater demain. Dites, est-ce qu’on peut conduire le Constance jusqu’à Gloucester ? Maman ne semble pas en état de repartir, en tout cas, et nous avons le nettoyage à terminer demain. Wouvermann prend notre poisson. Vous voyez, nous sommes revenus du Banc les premiers cette saison, et c’est