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CAPITAINES COURAGEUX

insista Cheyne. Vous placez votre capital dans l’affaire qui lui fera rapporter les meilleurs dividendes ; et je crois que vous ne trouverez pas votre avoir en quoi que ce soit diminué quand vous serez prêt à vous en saisir. Réfléchissez, et rendez-moi réponse demain matin. Dépêchons-nous ! Nous allons être en retard pour souper. »

Comme il s’agissait d’une conversation d’affaires, nul besoin n’était pour Harvey d’en parler à sa mère ; et Cheyne naturellement envisagea la chose au même point de vue. Mais Mrs. Cheyne vit et craignit, et se sentit un peu jalouse. Son garçon, qui sautait sur elle à pieds joints, s’en était allé, et à sa place régnait un jeune homme aux traits mordants, étrangement silencieux, qui adressait de préférence sa conversation à son père. Elle comprit qu’il s’agissait d’affaires et partant, de choses en dehors de ses attributions. Si elle eût pu conserver des doutes, ils se dissipèrent lorsque Cheyne, allant à Boston, lui en rapporta une nouvelle bague marquise en diamants.

« Qu’est-ce que vous venez de comploter tous deux, entre hommes ? » dit-elle avec un faible petit sourire, comme elle tournait la bague dans la lumière.

« Causé, rien que causé, la maman ; Harvey est un enfant qui ne prend pas de détours. »

Il n’en prenait pas, en effet. Il avait conclu un traité pour son propre compte. Les chemins de fer, expliqua-t-il gravement, l’intéressaient aussi peu que les coupes de bois, la propriété foncière ou les mines. Si son âme soupirait après quelque chose, c’était après le contrôle sur les navires à voile que son père avait nouvellement achetés. Qu’on lui promît cela dans le laps de temps qu’il considérait comme raisonnable et, de son côté, il garantissait application et sagesse au collège pour quatre ou cinq années. Aux vacances il lui serait permis de s’initier pleinement à tous les détails se rattachant à la ligne — il n’avait pas posé moins de deux mille questions à son sujet, — depuis les papiers les plus confidentiels du coffre-fort de son père jusqu’au remorqueur dans le port de San-Francisco.

« C’est une affaire conclue, dit Cheyne pour finir. Vous aurez changé vingt fois d’avis avant de quitter le collège, cela va sans dire ; mais si vous vous y accrochez dans des bornes raisonnables et n’embrouillez pas trop tout cela d’ici le jour où vous atteindrez vingt-trois ans, je vous passerai la chose. Ça vous va-t-il, Harvey ?

— No-on ; cela ne vaut jamais rien de partager une affaire en train. Il y a, à tous égards, trop de concurrence de par le monde, et Disko prétend que « les gens de même sang ont le devoir de ne faire qu’un ». Son monde ne discute jamais avec lui. C’est une des raisons, affirme-t-il, pour lesquelles ils font de si belles pêches. Dites, le Sommes Ici part pour les Georges lundi. Ils ne restent pas longtemps à terre, n’est-ce pas ?

— Ma foi, nous devrions, je crois, nous en aller aussi. J’ai laissé mes affaires aller à vau-l’eau entre deux océans, et il est temps de rallier. Je le fais à regret, cependant. Je n’avais pas eu de vacances comme celles-ci depuis vingt ans.

— Nous ne pouvons pas nous en aller sans voir Disko partir, dit Harvey, et lundi est le Memorial Day. Restons jusqu’après, en tout cas.

— Qu’est-ce que c’est que cette affaire de Memorial ? On en parlait au boarding-house. » dit Cheyne, indécis.

Lui non plus n’était pas pressé de gâter les journées d’or.

« Ma foi, autant que j’en peux juger, cette affaire-ci est une sorte de représentation consistant en chants et en danses, organisée pour les baigneurs. Disko ne s’en soucie pas beaucoup, dit-il, parce qu’on fait une quête pour les veuves et les orphelins. Disko est indépendant. Ne l’avez-vous pas remarqué ?

— Mais — oui. Un peu. Par endroits. C’est une fête locale, alors ?

— C’est l’assemblée d’été. On lit tout haut les noms des marins noyés ou égarés depuis la dernière fois, on fait des discours, on récite, et tout. Puis, prétend Disko, les secrétaires des Sociétés d’Assistance s’en vont dans la cour de derrière se battre sur ce qu’on a ramassé. La vraie fête, dit-il, a lieu au printemps. Les ministres y mettent alors tous la main, et il n’y a pas de baigneurs par là.

— Je comprends, dit Cheyne, avec la brillante et parfaite compréhension de quelqu’un né et élevé pour l’orgueil de la cité. Nous resterons pour la fête, et partirons le soir.

— Je crois que je vais descendre jusque chez Disko pour l’engager à amener tout son monde avant qu’ils mettent à la voile. Il faudra naturellement que je me tienne avec eux.

— Oui, vraiment, il le faut ? dit Cheyne. Moi, je ne suis qu’un pauvre baigneur, mais vous, vous êtes…

— Un Terre-Neuvas — un Terre-Neuvas pur sang ! » cria Harvey par-dessus son épaule en sautant dans un tramway électrique.

Et Cheyne poursuivit sa route dans ses délicieux rêves d’avenir.

Disko n’avait rien à voir avec les réunions publiques où l’on fait appel à la charité, mais Harvey déclara que tout le plaisir de la journée serait perdu, autant qu’il en allait de lui, si ceux du Sommes Ici en étaient absents. Alors Disko fit ses conditions. Il avait entendu dire — c’était étonnant comme le long de la côte on était au