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depuis qu’après le bon et franc Chabrier (celui du Roi malgré lui et de l’Étoile)[1], MM. Gabriel Fauré et Claude Debussy, avec la beauté d’une grâce noble, parfaite, et grande parce que profonde, ont nettement montré la voie de l’idéal français. (Je me répète, car j’écrivais déjà ceci dans mon étude sur Parsifal.) — Si donc l’attitude de M. Saint-Saëns témoigne, après tout, d’un certain courage, elle ne nous apprend rien que nous n’ayons su dès longtemps. Par contre (et ceci est bien plus grave que ses pires exagérations sur l’art allemand, dans lesquelles il y a tout de même quelque chose de juste), M. Saint-Saëns parait ignorer tout à fait cette école moderne dont l’esprit national, pourtant, devrait lui plaire. Il n’y voit que mépris de l’oreille et manque de construction (s’agirait-il de Pelléas, ou du Psaume de M. Florent Schmitt, ou du Trio de M. Ravel ?). Et quand il va plus loin, jugeant notre musique pessimiste et sombre, c’est retarder de vingt-cinq à trente ans : la vérité est que, sur les traces de leurs aînés (les Debussy, les Fauré, les Ravel), nos jeunes s’élancent vers la lumière avec la belle santé de rythmes vigoureux et confiants.

L’ignorance de ce membre de l’Institut, certains de ses collègues et presque tout le public la partagent. On connaît peu, et très mal, cette belle école aux caractères vraiment classiques : « métier » solide, abondantes trouvailles, visage tourné vers l’avenir sans oubli du passé, union harmonieuse de la Fantaisie et de la Raison. Les « comités » des concerts disent que cette musique ne fait pas recette ; et les mélomanes, ne pouvant, par habitude, l’aimer — puisqu’on n’en joue presque pas, — rejetteraient volontiers la faute sur les comités. Que faire, pour soutenir cet art national si réellement beau, et qui nous a mis (on peut bien le dire) à la tête de l’Europe musicale ? Il serait trop long de l’examiner aujourd’hui. N’importe. Notre art luttera. Il aura la vie dure ; tous, nous nous y efforcerons. Mais, je le répète, le premier devoir du public sera de secouer sa paresse funeste et, avec nous, de marcher de l’avant.

S’il m’est permis de l’indiquer ici dans cette rapide revue de « la musique pendant la guerre », j’ai récemment terminé une première série de conférences faites cet hiver sur l’école française moderne. Répondre aux objections, prouver la liberté logique des plus récentes trouvailles, montrer le lien qui nous rattache aux précurseurs du passé (bien plus hardis qu’on ne le croit), appuyer le tout par des exemples au piano, préparer ainsi le terrain aux auditions futures, telle fut la tâche qui s’imposait. La révolution debussyste » fut raisonnable et traditionnelle, bien que géniale. Restons sur cette vérité. M. Saint-Saëns peut bannir ses craintes à l’égard de l’influence wagnérienne. En dépit de Rousseau[2], nous avons une musique, et c’est « tant mieux » pour nous.

Charles Kœchlin
  1. Il ne s’agit nullement d’une critique à l’égard de Gwendoline, qui contient tant de belles pages ; mais cette œuvre — d’ailleurs si personnelle — reste parfois soumise à l’influence wagnérienne.
  2. Lettre sur la musique française : « D’où je conclus que les Français n’ont point de musique, ou que, si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux. »