Page:Kropotkine - L'Action anarchiste dans la révolution, 1914.djvu/19

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Et quant aux anarchistes, la crainte de se voir divisés sur des questions de société future et de paralyser l’élan révolutionnaire, opère dans le même sens ; on préfère généralement, entre travailleurs, renvoyer à plus tard les discussions, que l’on nomme (à tort, bien entendu), théoriques, et l’on oublie que peut-être dans quelques années on sera appelé à donner son avis sur toutes les questions de l’organisation de la société, depuis le fonctionnement des fours à pain jusqu’à celui des écoles ou de la défense du territoire, — et que l’on n’aura même pas devant soi les modèles de la révolution anglaise, dont s’inspiraient les Girondins au siècle passé.

On est trop porté, dans les milieux révolutionnaires, à considérer la révolution comme une grande fête, pendant laquelle tout s’arrangera de soi-même pour le mieux. Mais, en réalité, le jour où les anciennes institutions auront croulé, le jour où toute cette immense machine — qui, tant bien que mal, supplée aux besoins quotidiens du grand nombre, — cessera de fonctionner, il faudra bien que le peuple lui-même se charge de réorganiser la machine détraquée.

Rien qu’à faire des décrets, copiés sur les vieux clichés républicains, connus par cœur de longue date, les Lamartine et les Ledru-Rollin passaient des vingt-quatre heures à travailler de la plume. Mais que disaient ces décrets ? — Ils ne faisaient que répéter les phrases sonores que l’on avait débitées depuis des années dans les réunions et les clubs républicains, et ces décrets ne touchaient rien de ce qui fait l’essence même de la vie quotidienne de la nation. Puisque le gouvernement provisoire de 1848 ne touchait ni à la propriété, ni au salaire, ni à l’exploitation, il pouvait bien se borner à des phrases plus ou moins ronflantes, à donner des ordres, à faire, en un mot, ce que l’on fait chaque jour dans les bureaux de l’État. Il n’avait que la phraséologie à changer. Et cependant, rien que ce travail absorbait déjà toutes les forces des nouveaux venus.

Pour nous, révolutionnaires, qui comprenons que le peuple doit manger et nourrir ses enfants avant tout,