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vers les années cinquante du XIXe siècle De leurs terres communales, les paysans n’ont plus gardé que des lambeaux.

Voilà la façon dont cette assurance mutuelle entre le seigneur, le prêtre, le soldat et le juge — l’État — a procédé envers les paysans afin de les dépouiller de leur dernière garantie contre la misère et contre l’asservissement économique.

Mais pendant qu’il organisait et sanctionnait ce pillage, l’État pouvait-il respecter l’institution de la commune, comme organe de la vie locale ?

— Évidemment non.

Admettre que des citoyens constituent entre eux une fédération qui s’approprie quelques-unes des fonctions de l’État, eût été une contradiction en principe. L’État demande à ses sujets la soumission directe, personnelle, sans intermédiaires ; il veut l’égalité dans la servitude ; il ne peut admettre « l’État dans l’État ».

Aussi, dès que l’État commença à se constituer au XVIe siècle, il travailla à détruire tous les liens d’union, qui existaient entre citoyens, soit à la ville, soit au village. S’il tolérait, sous le nom d’institutions municipales, quelques vestiges d’autonomie — jamais d’indépendance, — c’était uniquement dans un but fiscal, pour dégrever d’autant le budget central : ou bien, pour permettre aux gros bonnets de la province de s’enrichir aux dépens du peuple, comme cela fut le cas en Angleterre, légalement jusqu’à ces dernières années, et jusqu’à aujourd’hui dans les institutions et les mœurs.

Cela se comprend. La vie locale est de droit coutumier, tandis que la centralisation des pouvoirs est de droit romain. Les deux ne peuvent vivre côte à côte ; ceci devait tuer cela.

C’est pourquoi, sous le régime français en Algérie, lorsqu’une djemmah kabyle — une communauté de village — veut plaider pour ses terres, chaque habitant de la commune doit porter une plainte isolée aux tribunaux, qui jugeront cinquante ou deux cents affaires isolées, plutôt que d’accepter la plainte collective de la commune. Le code jacobin de la Convention (connu sous le nom de Code Napoléon) connaît à peine le droit coutumier : il préfère le droit romain, ou plutôt le droit byzantin.

C’est pourquoi, toujours en France, lorsque le vent a abattu un arbre sur une route nationale, ou qu’un paysan, ne voulant pas faire lui-même la corvée pour la réparation d’une route communale, préfère payer deux ou trois francs au casseur de pierres — il faut que douze à quinze employés des ministères de l’intérieur et des finances soient mis en mouvement et que plus de cinquante papiers soient échangés entre ces austères fonctionnaires, avant que l’arbre puisse