Page:Kropotkine - L Entraide un facteur de l evolution, traduction Breal, Hachette 1906.djvu/143

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ne fait qu’exagérer un défaut que Bentham reproche aux législateurs civilisés. Mais, absurdes ou non, le sauvage obéit aux prescriptions du droit commun, quelque gênantes qu’elles puissent être. Il leur obéit même plus aveuglément que l’homme civilisé n’obéit aux prescriptions de la loi écrite. Le droit commun est sa religion ; ce sont ses mœurs mêmes. L’idée du clan est toujours présente à son esprit, et la contrainte de soi-même et le sacrifice de soi-même dans l’intérêt du clan se rencontrent quotidiennement. Si le sauvage a enfreint une des plus petites règles de la tribu, il est poursuivi par les moqueries des femmes. Si l’infraction est grave, il est torturé nuit et jour par la crainte d’avoir attiré une calamité sur sa tribu. S’il a blessé par accident quelqu’un de son clan et a commis ainsi le plus grand de tous les crimes, il devient tout à fait misérable : il s’enfuit dans les bois, prêt à se suicider, à moins que la tribu ne l’absolve en lui infligeant un châtiment physique et en répandant de son sang[1]. A l’intérieur de la tribu tout est mis en commun ; chaque morceau de nourriture est divisé entre tous ceux qui sont présents ; et si le sauvage est seul dans les bois, il ne commence pas à manger avant d’avoir crié bien fort, par trois fois, une invitation à venir partager son repas pour quiconque pourrait l’entendre[2].

Bref, à l’intérieur de la tribu, la règle de « chacun pour tous », est souveraine, aussi longtemps que la famille distincte n’a pas encore brisé l’unité tribale. Mais cette règle ne s’étend pas aux clans voisins, ou aux tribus voisines, même en cas de fédération pour la protection mutuelle. Chaque tribu ou clan est une

  1. Voir Mensch in der Geschichte de Bastian, III, p. 7. Voir aussi Grey, loc. cit., p. 238.
  2. Miklukho-Maclay, loc. cit. Même habitude chez les Hottentots et chez les Cafres, paraît-il, jusqu’à nos jours