Aller au contenu

Page:Kropotkine - La Morale anarchiste.djvu/22

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

encore ; mais parce qu’elle a senti que pour tout l’or du monde, Pérovskaya et ses amis n’auraient pas consenti à devenir tyrans à leur tour. Ceux mêmes qui ignorent le drame un entier, sont assurés néanmoins que ce n’était pas là une bravade de jeunes gens, un crime de palais, ni la recherche du pouvoir : c’était la haine de la tyrannie jusqu’au mépris de soi-même, jusqu’à la mort.

« Ceux là — s’est-on dit — avaient conquis le droit de tuer », comme on s’est dit de Louise Michel : « Elle avait le droit de piller », ou encore : « Eux, ils avaient le droit de voler », en parlant de ces terroristes qui vivaient de patin sec et qui volaient un million ou deux au trésor de Kichineff en prenant, au risque de périr eux-mêmes, toutes les précautions possibles pour dégager la responsabilité de la sentinelle qui gardait la caisse, baïonniette au canon.


Ce droit d’user de la force, l’humanité ne le refuse jamais à ceux qui l’ont conquis, — que ce droit soit usé sur les barricades ou dans l’ombre d’un carrefour. Mais, pour que tel acte produise une impression profonde sur les esprits, il faut conquérir ce droit. Sans cela, l’acte — utile ou non — resterait un simple fait brutal sans importance pour le progrès des idées. On n’y verrait qu’un déplacement de force, une simple substitution d’exploiteur à un autre exploiteur.


VII

Jusqu’à présent, nous avons toujours parlé des actions conscientes, réfléchies, de l’homme (de celles que nous faisons en nous en rendant compte). Mais, à côté de la vie consciente, nous avons la vie inconsciente, infiniment plus vaste et trop ignorée autrefois. Cependant, il suffit d’observer la manière dont nous nous habillons le matin, en nous efforçant de boutonner un bouton que nous savons avoir perdu la veille, ou portant la main pour saisir un objet que nous avons déplacé nous-mêmes, pour avoir une idée de cette vie inconsciente et concevoir la part immense qu’elle joue dans notre existence.

Les trois quarts de nos rapports avec les autres sont faits de cette vie inconsciente. Notre manière de parler, de sourire ou de froncer les sourcils, de nous emporter dans la discussion ou de rester calme — tout cela nous le faisons sans nous en rendre compte, par simple habitude, soit héritée de nos ancêtres humains ou pré-humains (voyez seulement la ressemblance de l’expression de l’homme et de l’animal quand l’un et l’autre se fâchent), ou bien acquise, consciemment ou inconsciemment.

Notre manière d’agir envers les autres passe ainsi à l’état d’habitude. Et l’homme qui aura acquis le plus d’habitudes morales, sera certainement supérieur à ce bon chrétien qui prétend être toujours poussé par le diable à faire le mal et qui ne peut s’en empêcher qu’en évoquant les souffrances de l’enfer ou les joies du paradis.

Traiter les autres comme il aimerait à être traité lui-même, passe