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Osons-nous seulement aimer ? Dans une société basée sur l’exploitation et la servitude, la nature humaine se dégrade.

Mais, à mesure que la servitude disparaîtra, nous rentrerons dans nos droits. Nous nous sentirons la force de haïr et d’aimer, même dans des cas aussi compliqués que celui que nous venons de citer.


Quant à notre vie de tous les jours, nous donnons déjà libre cours à nos sentiments de sympathie ou d’antipathie ; nous le faisons déjà à chaque instant. Tous nous aimons la force morale et tous nous méprisons la faiblesse morale, la lâcheté. À chaque instant, nos paroles, nos regards, nos sourires expriment notre joie à la vue des actes utiles à la race humaine, de ceux que nous considérons comme bons. À chaque instant, nous manifestons par nos regards et nos paroles la répugnance que nous inspirent la lâcheté, la tromperie, l’intrigue, le manque de courage moral. Nous trahissons notre dégoût, alors même que sous l’influence d’une éducation de « savoir-vivre », c’est-à-dire d’hypocrisie, nous cherchons encore à cacher ce dégoût sous des dehors menteurs qui disparaîtront à mesure que des relations d’égalité s’établiront entre nous.


Eh bien, cela seul suffit déjà pour maintenir à un certain niveau la conception du bien et du mal et se l’imprégner mutuellement ; cela suffira d’autant mieux lorsqu’il n’y aura plus ni juge ni prêtre dans la société, — d’autant mieux que les principes moraux perdront tout caractère d’obligation, et seront considérés comme de simples rapports naturels entre des égaux.

Et cependant, à mesure que ces rapports s’établissent, une conception morale encore plus élevée surgit dans la société et c’est cette conception que nous allons analyser.


VIII

Jusqu’à présent, dans toute notre analyse, nous n’avons fait qu’exposer de simples principes d’égalité. Nous nous sommes révolté, et nous avons invité les autres à se révolter contre ceux qui s’arrogent le droit de traiter autrui comme ils ne voudraient nullement être traités eux-mêmes ; contre ceux qui ne voudraient être ni trompés, ni exploités, ni brutalisés, ni prostitués, mais qui le font à l’égard des autres. Le mensonge, la brutalité et ainsi de suite, avons-nous dit, sont répugnants, non parce qu’ils sont désapprouvés par les codes de moralité — nous ignorons ces codes — ils sont répugnants parce que le mensonge, la brutalité, etc., révoltent les sentiments d’égalité de celui pour lequel l’égalité n’est pas un vain mot ; ils révoltent surtout celui qui est réellement anarchiste dans sa façon de penser et d’agir.


Mais rien que ce principe si simple, si naturel et si évident — s’il était généralement appliqué dans la vie — constituerait déjà une morale très élevée, comprenant tout ce que les moralistes ont prétendu enseigner.