Page:Kropotkine - La Morale anarchiste.djvu/27

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à chaque instant de donner aux autres quelque chose en plus de ce qu’il reçoit d’eux — ce serait la mort de la société. Le principe même d’égalité disparaîtrait de nos relations, car pour le maintenir, il faut qu’une chose plus grande, plus belle, plus vigoureuse que la simple équité se produise sans cesse dans la vie.

Et cette chose se produit.


Jusqu’à présent, l’humanité n’a jamais manqué de ces grands cœurs qui débordaient de tendresse, d’esprit ou de volonté, et qui employaient leur sentiment, leur intelligence ou leur force d’action au service de la race humaine, sans rien lui demander en retour.

Cette fécondité de l’esprit, de la sensibilité ou de la volonté prend toutes les formes possibles. C’est le chercheur passionné de la vérité qui, renonçant à tous les autres plaisirs de la vie, s’adonne avec passion à la recherche de ce qu’il croit être vrai et juste, contrairement aux affirmations des ignorants qui l’entourent. C’est l’inventeur qui vit du jour au lendemain, oublie jusqu’à la nourriture et touche à peine au pain qu’une femme qui se dévoue pour lui, lui fait manger comme à un enfant, tandis que lui poursuit son invention destinée, pense-t-il, à changer la face du monde. C’est le révolutionnaire ardent, auquel les joies de l’art, de la science, de la famille même, paraissent âpres tant qu’elles ne sont pas partagées par tous et qui travaille à régénérer le monde malgré la misère et les persécutions. C’est le jeune garçon qui, au récit des atrocités de l’invasion, prenant au mot les légendes de patriotisme qu’on lui soufflait à l’oreille, allait s’inscrire dans un corps franc, marchait dans la neige, souffrait de la faim et finissait par tomber sous les balles.

C’est le gamin de Paris, qui mieux inspiré et doué d’une intelligence plus féconde, choisissant mieux ses aversions et ses sympathies, courait aux remparts avec son petit frère cadet, restait sous la pluie des obus et mourait en murmurant : « Vive la Commune ! » C’est l’homme qui se révolte à la vue d’une iniquité, sans se demander ce qui en résultera et, alors que tous plient l’échine, démasque l’iniquité, frappe l’exploiteur, le petit tyran de l’usine, ou le grand tyran d’un empire. C’est enfin tous ces dévouements sans nombre, moins éclatants et pour cela inconnus, méconnus presque toujours, que l’on peut observer sans cesse, surtout chez la femme, pourvu que l’on veuille se donner la peine d’ouvrir les yeux et de remarquer ce qui fait le bond de l’humanité, ce qui lui permet encore de se débrouiller tant bien que mal, malgré l’exploitation et l’oppression qu’elle subit.


Ceux-là forgent, les uns dans l’obscurité, les autres sur une arène plus grande, les vrais progrès de l’humanité. Et l’humanité le sait. C’est pourquoi elle entoure leurs vies de respect, de légendes. Elle les embellit même et en fait les héros de ses contes, de ses chansons, de ses romans. Elle aime en eux le courage, la bonté, l’amour et le dévouement qui manquent au grand nombre. Elle transmet leur mémoire à