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et de grandeur nationale chez le Gambetta socialiste. Mais, rentré chez lui après une journée de fatigue, le travailleur se demande où l’on en est après tout ce déploiement d’emblèmes et ces grands mots qui font si bien palpiter les cœurs, ― et il constate que l’on piétine sur place sans avancer ni en fait ni en idée.

Prenons, par exemple, cette question de journée de huit heures, qui a fait dernièrement les frais de tant de discours.

Les travailleurs américains, anglais et belges ne confondaient pas leur journée de huit heures avec la question sociale. Ils voulaient seulement arracher, ne fût-ce qu’une poignée de laine, à la brebis galeuse. L’arracher, non quémander. Un peu d’union dans les grèves, un peu d’énergie, une grève plus ou moins générale, et ils obtenaient une réduction de leurs journées de travail.

On a voulu en faire une partie de la question sociale, un acheminement vers sa solution !… Lorsque l’on travaillerait huit heures au lieu de dix, — dix ouvriers trouveraient du travail là où huit seulement en trouvent aujourd’hui. Le chômage allait disparaître ! Et puis, la journée de huit heures ne devait pas être obtenue de fait : elle devait être un don de l’État, et, pour amener le gouvernement à ces bonnes dispositions, il fallait des députés ouvriers aux parlements. On fouillait l’histoire pour prouver, au rebours de l’évidence, que jamais une amélioration, pas même une amélioration temporaire, dans les conditions du travail salarié ne pouvait être obtenue par les grèves sans que l’État intervînt par la loi. Enfin, tout le mouvement ouvrier du 1er  mai, dans lequel on aurait dû voir un réveil général des travailleurs, été circonscrit dans la journée de huit heures, — légale, s’il vous plaît, pas autrement.

Et voilà que, bien avant de se rapprocher légalement des « Trois-Huit » (huit heures de travail, huit de sommeil et huit de loisir), des capitalistes intelligents et quelques administrations ont déjà introduit les huit heures dans leurs usines, et l’on peut déjà en apprécier les résultats.

Les chemins de fer ont certainement augmenté, jusqu’à un certain point (mais pas dans la proportion prédite), leur personnel, tout en exigeant d’ailleurs de chacun un travail beaucoup plus intense qu’auparavant. Quant aux usines, les capitalistes eux-mêmes apprécient les résultats en ces termes :

« J’ai réduit — nous dit tel « boss » américain — la journée à huit heures, et, sans même avoir amélioré les machines, j’obtiens de mes ouvriers en huit heures le même travail qu’ils faisaient auparavant en dix heures, ce qui me fait un gain net de tant et tant sur les frais généraux. »